Edgar Alan Poe

Charles Baudelaire

Stéphane Mallarmé

The Raven / Le Corbeau

1845

1853-1859

1875

Illustr: les 3 versions (Poe/Baud/Mallarmé) de la str. [181]

„The Raven“ de Poe (1809-1849) ensorcelle les lecteurs américains dès sa parution (1845).

Les traductions de Baudelaire (1853-1859) et Mallarmé (1875) consacrent sa gloire.

A première vue, les deux versions françaises, étonnamment fidèles, respectent autant que possible l’atmosphère de mystère, la déclamation lugubre d’un héros angoissé par la perte, le deuil et la folie.

La comparaison des trois versions, anglaise et françaises, de la première strophe permettent pourtant d’éprouver les limites de cette fidélité.

Mis à part la surprenante (et, pour l’auteur de ces lignes, inexpliquée) omission du vers 5 chez Mallarmé, le vocabulaire et la syntaxe suivent de près l’original.

De légers écarts (« je m’appesantissais » (Mallarmé) pour « I pondered » ; « précieux » (Baudelaire) pour « quaint ») ne trahissent pas sérieusement le sens.

Ce principe de respect quasi littéral explique que les deux textes français se ressemblent.

Il est vrai que Mallarmé a pu puiser quelques mots chez Baudelaire : ainsi le beau « je dodelinais la tête » provient-il peut-être de la formule moins heureuse de Baudelaire, « je donnais de la tête ».

Illustr : uniquement la str. 1 de Poe [190]

La magie de l’original tient surtout à ses sonorités et ses rythmes.

Baudelaire et Mallarmé faussent ici compagnie à Poe, ou plutôt, le français, ne disposant pas du même registre musical que l’anglais, le trahit.

Le vers de Poe, dit trochaïque, alterne syllabes accentuées et non accentuées

(ONce upON a MIDnight DREAry…) ;

or cette scansion est exclue en français.

Le passage du vers à la prose entraîne aussi la disparition du système des rimes : non seulement la reprise, quatre fois dans chaque strophe, de ore (qui relance obsessionnellement l’idée-clé du poème : nevermore), mais aussi le réseau des rimes intérieures : dreary-weary (v.1), napping-tapping-rapping (v. 3-4).

Baudelaire reconnaît l’impossibilité de rendre cette prosodie : « Dans le moulage de la prose appliqué à la poésie, il y a nécessairement une affreuse imperfection ; mais le mal serait encore plus grand dans une singerie rimée.

Le lecteur comprendra qu’il m’est impossible de lui donner une idée exacte de la sonorité profonde et lugubre, de la puissante monotonie de ces vers, dont les rimes larges et triplées sonnent comme un glas de mélancolie. » (« La Genèse d’un poème »)

Mêmes illustr que pour module (1)

Poe joue encore sur d’autres effets musicaux.

Certains ont pu être transposés : l’allitération de « weak and weary » est sauvée dans celle de « faible et fatigué ».

La séquence « un tapotement […] ma chambre » de Baudelaire aligne une série de voyelles nasales qui tente de rivaliser avec la batterie sonore des v. 3-5, tout en restant, néanmoins, bien en-deçà du déferlement des napping/tapping/rapping/rapping/tapping de l’anglais.

Chacun des deux traducteurs a laissé trois versions successives du Corbeau, dont les différences trahissent les tâtonnements, les difficultés de l’exercice.

Pour Baudelaire, voir L’Artiste, 1er mars 1853, puis 29 juillet 1854, et la version finale dans Revue française, 20 avril 1859.

Pour Mallarmé, voir Œuvres complètes, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1998-2003, 2 vol., t. 2, p. 731, 796 et 812.

Michel Jeanneret