2010
Tree of Codes, le livre le plus récent de l’écrivain américain Jonathan Safran Foer, est un ouvrage expérimental, une sorte de sculpture en papier : chaque feuille est découpée à plusieurs endroits, laissant apparaître des bribes du texte imprimé sur les pages suivantes.
La fabrication de cet étonnant palimpseste typographique a mobilisé plusieurs types de lecteurs à l’œuvre, à commencer par l’auteur lui-même.
Car aucun mot de ce livre n’a été écrit par Jonathan Safran Foer.
Tout est découpé à partir d’une nouvelle de Bruno Schulz, Les boutiques de cannelle.
Lisez le titre de cette histoire dans la traduction anglaise : Street of Crocodiles.
Maintenant enlevez-en huit lettres et vous aurez le titre d’une œuvre nouvelle : _ _ tree_ of _ _ _ Cod_ _ es.
=> Tree of Codes.
Safran Foer applique à toute la nouvelle de Schulz cette méthode de lecture active et de manipulation créative.
Progressivement, le texte de Schulz se métamorphose en un autre, ayant sa propre identité et sa structure, son propre « corps », fait de découpages et d’effacements inter- et intratextuels.
Voici le texte de Schulz ayant servi à composer la deuxième page du Tree of Codes :
Market Square was empty and white-hot, swept by hot winds like a biblical desert.
The thorny acacias, growing in this emptiness, looked with their bright leaves like the trees on old tapestries.
Although there was no breath of wind, they rustled their foliage in a theatrical gesture, as if wanting to display the elegance of the silver lining of their leaves that resembled the fox-fur lining of a nobleman's coat.
The old houses, worn smooth by winds of innumerable days, played tricks with the reflections of the atmosphere, with echoes and memories of colors scattered in the depth of the cloudless sky.
It seemed as if whole generations of summer days, like patient stonemasons cleaning the mildewed plaster from old façades, had removed the deceptive varnish, revealing more and more clearly the true face of the houses, the features that fate had given them and life had shaped for them from the inside.
Now the windows, blinded by the glare of the empty square, had fallen asleep; the balconies declared their emptiness to heaven; the open doorways smelt of coolness and wine.
Les ciseaux créent un tout autre sens :
« growing in this emptiness, wanting to ressemble the reflections, whole generations had fallen asleep ».
Safran Foer transforme donc la matière de son livre favori pour en faire une expérimentation à la fois littéraire, historique et matérielle.
Littéraire, parce que l’auteur s’impose une contrainte d’écriture qui rappelle les lipogrammes des oulipiens (ainsi La Disparition de Georges Perec, roman écrit entièrement sans la lettre e).
Historique, parce que ce travail d’effacement et de découpage rappelle la disparition tragique de l’auteur, puis de la grande majorité de son œuvre.
Bruno Schulz a été assassiné par la Gestapo en 1942.
Avant sa mort, il avait confié son œuvre inédite à des amis, mais à l’exception de quelques textes (dont cette nouvelle) tout semble être définitivement perdu.
Expérimentation, enfin, sur la matérialité du livre : Jonathan Safran Foer convoque une équipe de graphistes, d’imprimeurs et de spécialistes en découpage (le die-cut) pour créer à la fois un livre et un objet d’art.
Une maison d’édition londonienne (Visual-Editions) a préparé la maquette du volume, une autre équipe en a supervisé l’impression, les découpages sont faits en Hollande, puis, le volume est re-travaillé à la main en Belgique avant d’être retourné en Hollande pour être relié.
Si la fabrication de cet étonnant palimpseste typographique a mobilisé plusieurs types de lecteurs à l’œuvre, on doit pour le lire utiliser une stratégie quelque peu réductrice en derrière chaque page une feuille de papier.
On est constamment dérangé, sinon, par les mots qui apparaissent à travers les fenêtres découpées dans les pages.
Radu Suciu