Raymond Queneau

Cent mille milliards de poèmes

1961

(Photo 1) [140]

Si jamais le lecteur a été invité à construire son œuvre à partir de celle d’autrui, c’est bien ici.

Et pas n’importe quelle œuvre, mais une quantité phénoménale de sonnets – une forme soumise à des règles strictes, réputée difficile.

Raymond Queneau a composé dix sonnets organisés sur les mêmes rimes, le même mètre (l’alexandrin) et la même structure syntaxique.

Les 14 vers de chaque sonnet sont séparés en autant de bandes – et maintenant, à vous de jouer ! La libre combinaison d’une des dix versions de chaque vers avec une des dix versions des 13 autres permet de fabriquer cent mille milliards de sonnets !

Cette « machine », comme dit Queneau, « fournit de la lecture pour près de deux cents millions d’années (en lisant vingt-quatre heures sur vingt-quatre) ».

Avouons que le rapport qualité/prix n’est pas mauvais !

(Photo 2)  [157]

La poésie combinatoire est l’une des trouvailles de l’Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle), un groupe qui, dès 1960 et jusqu’aujourd’hui, réunit des écrivains (comme Queneau, Georges Perec, Italo Calvino), des mathématiciens (comme Claude Berge) et des écrivains-mathématiciens (comme Jacques Roubaud).

A la limite du sérieux et du jeu, ils inventent des trucs, pour montrer au lecteur comment manipuler des structures verbales et en générer de nouvelles.

Le plus fameux de leurs procédés consiste à imposer à l’écriture une contrainte, comme de composer un livre où n’apparaisse jamais la lettre e (ainsi fait Perec dans La Disparition).

Pourquoi ces expériences ? La contrainte, disent les Oulipiens, favorise l’invention de formes nouvelles.

Bien loin de les paralyser, les règles qu’ont respectées les classiques lorsqu’ils écrivaient par exemple un sonnet ou une tragédie, les ont stimulés.

Manière de dire que le génie, l’inspiration sont des impostures et de rappeler que, dans le travail littéraire, la technique joue un rôle essentiel.

(Photo 3)[134]

« La poésie doit être faite par tous, non par un », dit Queneau dans le « Mode d’emploi » qui ouvre les Cent mille milliards de sonnets.

Le lecteur peut chercher lui-même, en tâtonnant, à composer un bel assemblage de 14 vers, ou il peut s’en remettre au hasard.

Plusieurs sites en ligne vous permettent soit de bricoler vous-même, puis d’imprimer, autant de sonnets qu’il vous plaira, soit de laisser faire l’ordinateur : mob1951.pagesperso-orange.fr/poesie.htm, www.bevrowe.info/Queneau/QueneauRandom_v4.html, www.bibmath.net/quotidien/queneau.php3

Tout se passe comme si Queneau avait pressenti le système des hypertextes, la navigation en ligne et les modes de lecture, actifs, associatifs et personnalisés, rendus possibles par internet.

Michel Jeanneret