Jean-Jacques Rousseau

Emile, ou de l’Education

1762

Double page 24-25  [152]

Quoique Rousseau admire Voltaire, de dix-huit ans son aîné, la relation des deux hommes a été hostile, parfois haineuse.

Leur opposition, lorsqu’elle dépasse les attaques personnelles et les dénonciations perfides, tient à des différences idéologiques profondes, que ce soit au sujet des thèses de Rousseau dans ses deux discours (« On n’a jamais employé tant d’esprit à vouloir nous rendre bêtes », lui écrit Voltaire), autour du problème de la providence, à propos du Poème sur le désastre de Lisbonne de Voltaire, ou sur la légitimité du théâtre, que Voltaire défend contre Rousseau.

La Profession de foi du vicaire savoyard, qui fait partie d’Emile, expose les idées de Rousseau en matière de religion.

Pour Voltaire, qui mène contre l’Eglise un combat sans merci, le sujet est brûlant. Il annote son exemplaire et, passionné comme il est, enregistre dans les marges parfois son accord, plus souvent son désaccord, sa hargne et son mépris.

Simple page 185 [138]

Dans les annotations reproduites dans la page précédente, Voltaire, contre Rousseau, défend les philosophes, renvoie à « Lo[c]ke » (p. 25 en bas), défend le scepticisme (p. 24 en bas), mais approuve en revanche la critique d’une Eglise autoritaire et supposée infaillible, « qui décide tout, qui ne permet aucun doute » (p. 25).

Ici, il conteste que le christianisme ait eu dans l’histoire une action civilisatrice et pacificatrice.

Typiquement, il oppose à l’ « hypocrite » Rousseau quelques épisodes où l’Eglise militante a tué, persécuté, massacré des innocents : « Quoy, tu fais l’hipocrite, tu oublies les guerres contre les ariens, contre les albigeois, luthériens, calvinistes, anabaptistes et le meurtre de charles 1er, de henri 3, de henri 4, la conspiration des poudres [Gunpowder Plot, 1605], la st Barthelemi, les massacres d’Irlande, les cévennes, les calas ».

Double page 166-167 [147]

Lorsque le vicaire savoyard rejette le Dieu vengeur et menaçant de la Bible (« celui qui destine au supplice éternel le plus grand nombre de ses créatures n’est pas le Dieu clément et bon que ma raison m’a montré »), Voltaire note : « très bon » (p. 138, non reproduite ici).

En revanche, il conteste que Jésus ait donné, en matière de morale, des leçons et des exemples supérieurs à tous les autres.

Il est mort « sans faiblesse », écrit Rousseau.

« Et sa sueur de sang ? », rétorque Voltaire.

« Il inventa, dit-on, la morale ».

« Qui jamais a dit cela ? » (p. 166), objecte Voltaire.

À la page 167, dans un bel élan de relativisme et d’ouverture culturelle, il cite Epictète, Porphyre, Confucius, Pythagore et « tant d’autres » : des païens vertueux, qui prouvent que le Christ n’a pas l’exclusivité des valeurs morales.

Double page 180-181 [209]

Au nom d’une foi simple et solide, le vicaire savoyard condamne le scepticisme et l’esprit critique des philosophes (voir plus haut, p. 24 en bas).

Ici (p. 180), il plaide, contre les esprits forts, pour l’adoption naïve de la religion « où l’on est né ».

À la docilité de celui qui se range à la foi reçue, Voltaire rétorque furieusement : « Pourquoy professer des sottises ; il n’y a qu’à se taire et ne rien professer ».

Dans le même esprit, lorsque le vicaire recommande à l’enfant de « respecter en silence ce qu’on ne saurait ni rejeter, ni comprendre », Voltaire note : « si tu ne comprends, rejette » (p. 169, non reproduite ici).

Se soumettre à la foi révélée et en accepter tous les principes, c’est risquer l’intolérance, ce que Voltaire ne supporte pas.

Aussi, quand Rousseau reproche aux sceptiques leur dogmatisme et leur fanatisme, il lui retourne le compliment : « eh, pauvre homme, n’est-ce pas là ton caractère ? » (p. 181).

Le vicaire recommandera encore : « Restez toujours fermes dans la voie de la vérité, ou de ce qui vous paraîtra l’être ».

Et Voltaire de noter : « Les fanatiques en disent autant » (p. 187, non reproduite ici).

Michel Jeanneret