Francis Jammes

Robert Bonfils

L’Église habillée de feuilles

1905

Ill° p. 7 de la foliotation manuscrite au crayon : zoom sur la signature autographe de Francis Jammes, date comprise.

À la mort du poète Francis Jammes (Tournay, 2 décembre 1868 - Hasparren, 1er novembre 1938), Paul Claudel raconte : « Jammes et moi nous avions le même âge et nous avons fait nos premières armes à la Revue Blanche.

(…) Et pendant quarante ans, quoique séparés par la distance, nous avons partagé le même pain et nos cœurs ont battu ensemble.

(…) D’autres pèseront, jugeront, commenteront, étiquetteront.

Moi je demande simplement à mes lecteurs d’aller chercher dans leur bibliothèque, pas bien loin, pas bien haut, à la portée de leur main, un de ces volumes qui s’appellent De L’Angélus de l’aube à l’Angélus du soir, L’Église habillée de feuilles, les Géorgiques Chrétiennes, Sources. »

Remarqué par Mallarmé et Gide, Jammes décide dès 1895 de se consacrer entièrement à la poésie.

En 1896, il accompagne André Gide en Algérie.

Son œuvre enchantera Rainer Maria Rilke, Kafka et Claudel, mais aussi Georges Brassens qui mit en musique un choix de strophes du poème « Rosaire ».

Ill° des premiers vers de la pièce, détail des trois vers commentés

Ce précieux manuscrit de l’Église habillée de feuilles, qui sera publié dans Clairières dans le ciel, en 1906 à Paris au Mercure de France, est un document de tout premier ordre qui comprend plusieurs pièces contenant une version très différente du texte définitif.

À l’examen des trois premiers vers, les deux versions font apparaître quelques-uns des procédés de l’alambic qui a permis au poète d’épurer ou d’équilibrer son vers.

Francis Jammes a d’abord écrit:

Dans la pâleur embaumée du soleil (« distant » raturé) fou Au milieu des champs l’église est camouflée (trois mots raturés) enferme le mystère de sa clarté et de sa joie.

Voici la version définitive :

Dans la pâleur embaumée de ce soleil fou la chapelle des champs, vêtue d’un petit bois, enferme le mystère de clarté et de joie.
Ill° page 30 en entier

Page 30, le poète a interfolié un feuillet qui annonce la parution des recueils poétiques de Maurice et Eugénie de Guérin (Le Centaure et Reliquiæ) pour y inscrire au dos « Une noix d’Amérique est tombée sur l’allée… ».

Ces vers sont restés inédits.

L’ensemble de cette page contient une version bien différente du texte publié.

Ce manuscrit autographe permet de reconstituer les voies de traverse qui auraient pu conduire à d’autres vers, d’autres formes ou d’autres recueils : ratures, repentirs et réécritures le montrent abondamment.

Ill° premier plat en entier

Ce manuscrit, avec sa reliure, fut acquis par Martin Bodmer chez le libraire parisien Blaizot en 1948.

La reliure mosaïquée, exécutée par Robert Bonfils (1886-1976), est directement inspirée du titre, qu’elle commente avec finesse.

Robert Bonfils était, comme François-Louis Schmied, un artiste total, à la fois illustrateur, peintre, graveur et relieur ; il inventa des reliures parlantes destinées à des livres de luxe.

Membre fondateur de la Société de Reliure Originale, il expose en 1947 et 1953 à la Bibliothèque nationale de France.

Formé à l’École des Arts Décoratifs et aux Beaux-Arts à Paris, il enseignera pendant 32 ans à l’école Estienne les techniques de la gravure et de reliure.

C’est le premier plat qui concentre la richesse de l’ornementation : la silhouette architecturale d’une église au clocher monumental, sur fond de maroquin bleu nuit constellé d’étoiles argentées.

Ces étoiles à cinq branches, qui tombent en pluie verticale sur l’édifice, font écho aux bandeaux en grènetis de poinçons dorés au bas de chaque plat.

La modeste croix grecque qui couronne le porche de l’église est également cerclée d’or.

La chapelle « vêtue d’un petit bois » (v. 2) est habillée de feuilles de lierre émeraude ; la forme géométrique des feuilles à cinq pointes reproduit, au sol, les cinq branches des étoiles du ciel.

La reliure est une mosaïque de cuirs : toiture de l’église en maroquin brun et marron clair, pages de garde en soie moirée bleu nuit, la couleur des « vallons bleus des cantiques ».

Pour cet écrin spirituel, comprenant un étui et une chemise, le relieur s’est probablement inspiré d’une église basque, Saint Joseph d’Urcuraye.

Ill° de « Résurrection », p. 67, poème tapé à la machine à écrire.

Illustration belle et juste du poème, c’est dans l’obscurité du bleu nuit de la reliure que « la chapelle des champs, vêtue d’un petit bois » dessine le seuil d’un recueil de cantiques spirituels.

La reliure est parlante parce qu’elle annonce l’émergence d’une voix, qui n’a rien de mécanique ou d’artificiel.

La mystérieuse limpidité des vers de Francis Jammes est le cœur battant de son chant.

Le vers est une cloche, l’enveloppe qui l’enserre sera donc un clocher.

Le temps liturgique donne le la : « par la cloche pascale à la voix en allée/ et qui, le Samedi Saint, à toute volée, / couvre d’alléluias la bouche des vallées : / Je vous salue Marie » (Résurrection, p. 67).

Valérie Hayaert