XIVᵉ s.
Ouvrez ce manuscrit du XIVe siècle, il vous apprendra comment travailler à plusieurs mains.
En marge du texte latin, on a inséré, dans une écriture plus fine et à peine visible, d’étonnantes instructions pour l’enlumineur (49r), données en dialecte vénitien.
Nous apprenons, par exemple, qu’il fallait peindre le roi des Troyens « in lo so palazzo in una gran sala » et « con le gran barbe ».
La consigne est respectée dans les illustrations : à travers les colonnes d’un palais à l’allure gothique on découvre le barbu Priam en train de donner ses ordres aux Troyens (49r).
En lisant ces consignes – inscrites peut-être par le chef d’atelier chargé de la relecture et de la distribution du travail – on a l’impression que le manuscrit prend forme sous nos yeux.
Comme beaucoup d’autres au Moyen Age, ce récit raconte les principaux épisodes de la guerre de Troie et même au-delà, jusqu’à la vengeance d’Oreste, d’après des sources postérieures à Homère (notamment Le Roman de Troie).
Quelque 187 miniatures accompagnent le texte de ce manuscrit calligraphié dans une écriture de chancellerie.
Plus d’un siècle après sa composition par le juge sicilien Guido delle Colonne, le récit est toujours copié par des juristes italiens.
Les scènes enluminées adoptent, pour partie, une iconographie résolument vénitienne.
Voyez ce grand conseil de guerre des Troyens: ils préparent leur défense depuis le balcon du … palais des Doges de Venise (18v) !
La construction du palais ducal tel que nous le connaissons aujourd’hui ayant débuté vers 1340, il faut imaginer l’état d’esprit de l’enlumineur qui, autour de 1370, dessine les colonnes et les arcs trilobés de ce qui devait être alors un édifice tout neuf.
Ce déplacement de la guerre de Troie dans la lagune et d’un âge à l’autre n’ont rien de surprenant.
Selon une vieille légende reprise tout au long du Moyen Age, Venise aurait été fondée par Antenor, beau-frère de Priam.
Tout comme Rome devait son existence au Troyen Enée, Venise allait chercher, à la même source, de nobles origines.
Pourtant, le miniaturiste fait aussi un effort de dépaysement pour illustrer le texte de Guido.
Il était habituel, dans la tradition iconographique médiévale, de représenter le troyen Pâris avec un bonnet phrygien pour marquer son altérité et son exotisme.
La même consigne est respectée dans ce manuscrit qui montre les Troyens affublés de coiffes pointues, allongées et courbées.
Mais il y a plus : certains des Troyens sont couverts de turbans, ou de chapeaux mongols (18v), tandis que les héros grecs ont toujours des chapeaux byzantins aux grands bords (34r).
Si le décor architectural est vénitien, les guerriers viennent d’un autre monde, oriental et exotique.
Cette connaissance des modes vestimentaires orientales confirme une fois de plus le rôle pivotal de la République Sérénissime dans les échanges de l’Occident chrétien avec le Proche-Orient.
À part la calligraphie du copiste, les consignes pour l’enlumineur, puis les expérimentations de celui-ci, on trouve dans le manuscrit d’autres interventions de lecteurs plus tardifs: le début de l’Ave Maria, quelques lignes en hébreu (une note de mise en gage) et plusieurs vers amoureux.
Radu Suciu