Christine de Pizan

Epître d’Othéa

vers 1460

Frontispice (7r) [146]

Première femme, en France, à faire profession d’écrivain et, de surcroît, courageuse championne de la cause féminine, Christine de Pizan (env. 1365-1430) rédige en 1400 l’Epître d’Othéa, un livre de morale: fais ceci, ne fais pas cela.

Les images servent d’abord à fixer dans l’œil et la mémoire les scènes exemplaires que raconte Christine.

On verra pourtant, dans la suite, qu’elles ne se contentent pas toujours de redoubler le texte, mais peuvent, subtilement, y injecter des valeurs nouvelles.

Le frontispice illustre la mise-en-scène du récit : la déesse Othéa, incarnation de la prudence, descend du ciel pour remettre le livre où elle a consigné, en cent épisodes, ses leçons de sagesse, au Troyen Hector.

Quels que soient les suivants du prince (présumé ancêtre de la dynastie française), ils sont représentés en hommes du XVe siècle, et à la mode de la cour de Bourgogne – des contemporains.

Mars et Vulcain (56 ; 85v) [156]

Christine utilise des scènes mythologiques pour illustrer ses leçons.

Voici Mars et Vénus, un couple adultère, surpris au lit par Vulcain.

On est frappé par la pudeur de l’image : à peine les amants se touchent-ils, et leur nudité est pudiquement couverte.

L’illustration respecte l’esprit du texte et se garde de tomber dans le piège auquel succombent tant de moralistes équivoques qui, pour prêcher la chasteté, étalent des scènes lascives.

La réserve s’impose, car l’Epître d’Othéa doit servir à l’éducation d’un prince, ou d’un chevalier, à qui on veut inculquer les principes de la morale chrétienne.

A travers tout le livre, le même dispositif, qui détaille les vices et les vertus, les récompenses et les châtiments, est repris cent fois : un poème esquisse le récit mythique, suivi de deux commentaires en prose : la glose, qui dégage le sens moral, puis l’allégorie qui explique la portée spirituelle.

Et l’enluminure apporte chaque fois sa propre interprétation.

Pasiphaé (45 ; 69v) [67]

Voici exposées l’horreur du péché et la honte des mésalliances : la passion coupable de Pasiphaé pour un taureau (mais n’en concluez pas que toutes les femmes soient luxurieuses, s’empresse d’ajouter Christine).

Ici encore, l’image se garde d’exploiter le scandale du mythe.

La sensualité et l’animalité sont absentes ; on n’a pas non plus la moindre allusion au Minotaure, au labyrinthe, au paysage sulfureux de Crète !

Andromède (5 ; 17r) [111]

Dans cette délivrance d'Andromède, l’image juxtapose les quatre protagonistes nécessaires à l’intelligence de la fable : le monstre, figure du Mal ; la princesse, image de la faiblesse ou de l’âme convoitée par le Diable ; Persée, le chevalier valeureux et protecteur ; Pégase, allégorie de la renommée qui récompense le héros.

Comme dans la scène de Pasiphaé, l’enlumineur a renoncé à des éléments pittoresques, comme ici les ailes de Pégase, devenu un cheval très ordinaire, et la tête de Méduse, qui aurait corsé l’image.

Parce qu’une morale efficace doit être simple et forte, les illustrations tendent, par souci pédagogique et pour simplifier le travail de mémoire, à réduire la scène à ses éléments principaux.

Les Amazones (15 ; 30r) [104]

Mais l’image n’est pas toujours aussi sage, docile - et redondante.

La fable des Amazones en guerre, explique Christine, explique qu’il faut aimer et estimer les femmes de mérite, surtout quand elles incarnent, comme ici la reine Penthésilée vengeant la mort d’Hector, la vertu de charité.

Or, l’enluminure ne montre pas tout à fait cela et choisit plutôt d’illustrer une vérité qui, pour être chère à Christine, est sans doute moins édifiante : l’équilibre des armées suggère qu’hommes et femmes se battent à forces égales, avec, même, un léger avantage pour les guerrières, qui semblent mener l’attaque et réduire leurs adversaires à la défensive.

La corneille (52 ; 80r) [129]

Le manuscrit que nous reproduisons a été réalisé à Bruges, vers 1460.

Il est destiné à un prince bibliophile, Antoine, Grand Bâtard de Bourgogne.

Grâce à l’enlumineur, les pesantes leçons prennent des ailes et s’accordent même parfois de surprenantes libertés.

La 52e leçon incite à la discrétion en rappelant l’histoire de la corneille qui conseille vainement au corbeau de ne pas rapporter tout ce qu’il voit, comme de révéler à un amant l’infidélité de sa maîtresse.

Les deux oiseaux sont bien là, mais pourquoi ces lapins, ces galeries et ces trous souterrains ? C’est que le nom du lapin, en ancien français, connin, fait de lui, par homonymie, une figure du sexe féminin.

Comme quoi l’image récupère, fût-ce par métaphore, l’érotisme et le libertinage qu’avait soigneusement effacés le texte.

Michel Jeanneret