Antoine de Saint-Exupéry

Courrier Sud

1926 et 1927-1928

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1928, Cap-Juby, Maroc, entre Atlantique et Sahara.

Nommé depuis quelques mois chef de cette station de la Compagnie aéropostale, Antoine de Saint-Exupéry partage son temps entre les longues heures de vol solitaire à bord de poussifs Bréguet XIV, les rocambolesques et risqués sauvetages de collègues pilotes crashés en plein désert, les négociations avec les chefs rebelles locaux et les tracasseries administratives.

Mais l’isolement lui permet aussi de composer son premier roman, inspiré de ces riches et nombreuses expériences : Courrier Sud.

Emouvante relique, le manuscrit composite de cette œuvre sortie de l’air comme des sables est rédigé sur des papiers de rencontre, pleins de ratures, de biffures, de commentaires, mais aussi de divers dessins et croquis.

L’écriture de ce livre fut difficile, l’auteur débutant débordant de sensations et d’anecdotes jetées sur le papier.

Trop de matière pour un seul livre, comme il l’avouait lui-même dans une lettre à sa mère, envoyée de Cap-Juby fin 1927 : « J’y veux faire entrer beaucoup trop de choses et de points de vue différents ».

D’où un important travail de reprise, de réécriture, voire d’autocensure, dont le manuscrit porte témoignage.

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La matière de Courrier Sud n’était pas entièrement inédite : Saint-Exupéry avait en effet repris, en les modifiant et adaptant, des fragments de sa nouvelle L’Aviateur, mettant déjà en scène le personnage de Jacques Bernis.

Décrit comme « triste à mourir », ce pilote de la ligne Toulouse-Dakar cherche, dans la vie nomade des aviateurs de l’Aéropostale, un univers fait à la fois d’aventures et de retraite hors du monde.

Pour autant, il se prend à rêver de stabilité et tente de renouer avec son amour de jeunesse, Geneviève, un rêve brisé par la mort de sa maîtresse.

C’est par un sec télégramme officiel que le destin ultime de cet homme volant sera révélé : « Pilote tué, avion brisé, courrier intact. Stop. Continue sur Dakar ».

La première œuvre publiée de Saint-Exupéry vit le jour en avril 1926 dans Le Navire d’argent, revue littéraire dont son ami Jean Prévost était le secrétaire de rédaction.

D’abord intitulée L’Evasion de Jacques Bernis, cette « nouvelle sur l’aviation » ne put être publiée intégralement, par manque de place : Prévost sélectionna surtout des épisodes aéronautiques et présenta cette version raccourcie sous le titre L’Aviateur.

Le manuscrit autographe de ce texte, comme le tapuscrit confié à Prévost, sont aujourd’hui donnés pour perdus.

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En réalité, Saint-Exupéry avait conservé une version dactylographiée de son texte.

Deux ans plus tard, relisant ces feuillets dans son gourbi de Cap-Juby, il en adapta le contenu aux exigences de son nouveau roman en gestation : suppressions de lignes entières à coups de crayon rouge (notamment le titre originel), ajouts d’information (comme l’identification du pilote sous le nom de Bernis), correction annulée et réécrite (« Les roues puissantes écrasent les cales »), commentaires généraux pour la nouvelle utilisation d’un passage (ainsi, en marge et accompagnant une grande accolade : « Transformer en atterrissage à Alicante » ).

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Refusant de résider à l’abri des remparts protecteurs de Cap-Juby, Saint-Ex’ préféra la liberté et le confort plus que précaire d’une « baraque Adrian », une de ces cahutes militaires en bois héritées de la Première Guerre mondiale.

C’est là ou dans son bureau de piste qu’il poursuivit l’écriture de son roman, ayant toujours le manuscrit sous le coude.

En témoignent plusieurs incursions directes de son quotidien dans ces pages, comme le portrait, croqué sur un verso de feuillet, d’ « Homar qui m’offre le thé » (daté « C.J. Février 1928 »).

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Placé à la fin de la première partie du roman, ce court passage atteste la recherche de sobriété du romancier-pilote : à la formulation initiale très aéronautique présente dans le manuscrit (« Quand un virage à gauche le détachera de l’Europe, il fera nuit ») a été substituée dans la version imprimée (par correction sur les épreuves ?) une formule plus vague (« Ces plaines, ces villes, ces lumières qui s’en vont, c’est bien lui qui les abandonne »).

Occasion aussi de rectifier une erreur géographique : l’initial « phare d’Algésiras » devient le « phare de Tanger ».

Malgré le sombre état d’esprit de son personnage, Saint-Ex’ se laisse enfin aller à une touche d’humour marginale en représentant le quotidien d’un pilote de la ligne postale : l’avion « crashé » entre les pics aigus des Pyrénées et son pilote descendant à pied dans la vallée pour assumer vaille que vaille le transport du courrier… dans une charrette à bras !  

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Reprenant sans cesse ses phrases pour les ciseler, les épurer, Saint-Exupéry se fit à la fois lecteur et censeur de ses propres élans.

Dans ce long passage, l’auteur avait décrit, avec passion et tendresse, un tête-à-tête amoureux entre Jacques Bernis et Geneviève.

Ce fragment d’une lecture difficile, comportant des corrections faites à chaud (encre violette), puis dans un second temps (au crayon), a pourtant totalement disparu dans la version imprimée du roman.

Saint-Exupéry n’avait sans doute pas souhaité, en dernier ressort, exposer l’intimité et les pensées profondes de ses personnages.

On notera que ces lignes avaient été rédigées, cas unique dans le manuscrit, sur un papier à en-tête de l’Aéropostale.

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Même auto-censure, refusant cette fois les phrases faciles, lorsque Bernis éméché, au sortir d’une boîte de nuit, se laisse aller à émettre quelques vigoureuses formules, comme « Je suis foutu, Léon » à l’attention du maître d’hôtel ou un irrévérencieux « Agent, mon cul, agent : tu es bête et fort » destiné à un sergent de ville en patrouille.

Ces provocations adolescentes ne résistèrent pas à la relecture, et pas seulement par un banal sentiment de bienséance : tel n’était pas le ton recherché dans le roman, tout de réserve.

Le passage, en partie corrigé, mais semblant inachevé, disparut finalement tout entier du livre.

Sa relecture inspira toutefois à l’auteur une illustration de qualité, superposée au texte : une élégante à chapeau cloche et manteau à col épais de vison déambulant dans un étroit et glauque coupe-gorge bordé d’immeubles vétustes et d’hôtels borgnes.

Nicolas Ducimetière