Cantique des cantiques

XIIᵉ s.

f. 2r

Le manuscrit s’ouvre sur l’image d’un couple enlacé et sur des paroles surprenantes : « Osculetur me osculo oris sui… », « Qu’il me baise des baisers de sa bouche.».

C’est le début d’un magnifique poème d’amour, qui exalte les voluptés sensorielles, la beauté des corps et celles du monde sensible : jouissance érotique associée aux charmes des jardins, des parfums, des vins...

Or cet hymne sensuel, le Cantique des cantiques, se situe au cœur de l’Ancien Testament.

Il y a de quoi surprendre les pieux lecteurs de la Bible.

Peuvent-ils vraiment accepter telle quelle cette poésie lascive ? Ne faut-il pas lui chercher un sens plus compatible avec la morale chrétienne ? Ce manuscrit (il date du XIIe siècle et provient d’Allemagne du sud ou de Suisse) offre une réponse équivoque, comme on va le voir.

La tradition chrétienne, obsédée par l’antagonisme du corps et de l’esprit, ne pouvait s’accommoder de cette célébration de l’amour charnel qu’à condition d’y déceler une signification autre, plus édifiante.

Des générations de commentateurs allaient s’en charger.

Dans l’effusion des deux amants, des rabbins avaient déjà vu la figure possible de l’amour réciproque de Dieu et d’Israël.

Les théologiens chrétiens y reconnaissent plutôt le couple mystique de Jésus et de l’Eglise, ou de Jésus et de Marie ou encore l’élan mystique de l’âme vers son Dieu.

Comment opérer ce transfert dans le registre spirituel ? Le procédé est la lecture allégorique, la recherche d’un sens second, et le véhicule de cette récriture est ici le commentaire, qui se glisse aux côtés de l’original pour le domestiquer, le purifier, lui imprimer un sens nouveau.

La colonisation du poème par le commentaire s’observe au début de ce manuscrit.

Le copiste a disposé le texte biblique, en grands caractères, dans une graphie aérée, au milieu de la page, et laissé aux commentaires une place considérable.  La glose (qui a horreur du vide) occupe les deux colonnes de gauche et de droite, et se glisse même entre les lignes de l’original. 

Ce procédé, usuel dans la transmission du texte biblique, devait continuer.

Mais brusquement, au verso du même folio, la glose s’arrête, abandonnant à lui-même le texte sacré, sans la sauvegarde de l’interprétation édifiante.

On ignore pourquoi cette construction à plusieurs mains et plusieurs niveaux de sens a été interrompue.

Reste du blanc, beaucoup de blanc : l’espace du lecteur, soudain absent.

Michel Jeanneret