Sénèque

Tragœdiae

1678

titre-frontispice gravé

Véritable dynastie éditoriale, la famille des Elzevier compta plusieurs générations d’imprimeurs actifs, principalement à Leyde et Amsterdam, entre 1583 et 1712.

S’étant fait une spécialité des classiques latins, imprimés en petit format pour des questions de maniabilité, ils durent inventer, pour mettre en page ces textes denses et souvent commentés, une police à la fois petite, compacte et pourtant d’une grande lisibilité grâce à leur empattement triangulaire : les caractères elzéviriens étaient nés.

En 1678, Daniel Elzevier livra une nouvelle édition des Tragœdiae de Sénèque, la seconde à sortir des ateliers familiaux (la branche de Leyde avait en effet imprimé ces pièces, commentées par Gronovius, en 1661).

Comme beaucoup de ces publications elzéviriennes, elle s’ouvrait sur un magnifique titre-frontispice gravé s’inspirant de plusieurs scènes tragiques tirées des pièces de Sénèque.

photo 2 : double page pp. 214-215

Contrairement à ce que prétend son titre, ce petit volume ne contient aucun texte de Sénèque le Rhéteur, père du dramaturge.

On y découvre en revanche toutes les tragédies écrites par le précepteur de Néron, à savoir : Médée, Hippolyte (parfois intitulé Phèdre), Œdipe, les Troyennes (adaptée d'Euripide), Agamemnon, Hercule furieux, Thyeste, Les Phéniciennes, Hercule sur l’Œta et Octavie.

De ces dix pièces, l’une est clairement apocryphe (Octavie) et l’attribution de l’Hercules Œtaeus à Sénèque fait toujours débat, cette pièce se distinguant beaucoup des autres, en premier lieu par sa longueur.

Pour se démarquer de l’édition donnée en 1661, Daniel Elzevier décida d’employer le copieux commentaire d’un grammairien et philologue anglais, Thomas Farnaby (ou Farnabie) (v. 1575-1647), imprimé pour la première fois à Londres en 1613.

Personnage à la vie d’abord aventureuse, Farnaby devint professeur et ouvrit son propre collège près de Londres.

A partir de 1612, il procura de nombreuses éditions commentées des grands classiques latins (Virgile, Ovide, Juvénal ou Perse), qui devinrent toutes des références.

L’abondance de cette glose (ici dans un passage de l’Hercule furieux) réclamait des caractères minuscules et c’est donc tout naturellement que furent employés pour ces notes les plus petits elzeviers : chacun d’eux mesure moins d’un millimètre de hauteur.

double page pp 244-245

Bien que relié au milieu du XIXe siècle dans un maroquin vert Empire richement orné, cet exemplaire n’a pas été ébarbé : ses tranches, loin d’être poncées et recouvertes d’une feuille d’or selon les usages bibliophiliques, ont gardé un aspect fruste, comme à leur sortie des presses.

On distingue même, dans certaines marges (ainsi aux pages 244-245), un filet vertical, empreinte encrée marquant la bordure de la casse typographique : preuve que l’ouvrage est demeuré absolument non rogné, « à toutes marges » dans le jargon des collectionneurs.

Le respect religieux de ces marges brutes s’explique par une lubie de certains bibliomanes du XIXe siècle.

Une mode fanatique des Elzevier était apparue et des collectionneurs enragés se faisaient gloire d’avoir les plus grands exemplaires connus de ces petits livres.

Nodier le conta avec humour :

« [Théodore] venait de mettre la main sur un volume d'assez bonne apparence, auquel il s'était empressé d'appliquer son elzéviriomètre, c'est-à-dire le demi-pied divisé presque à l'infini, sur lequel il réglait le prix, hélas !, et le mérite intrinsèque de ses livres. Il le rapprocha dix fois du livre maudit, vérifia dix fois l'accablant calcul, murmura quelques mots, changea de couleur et défaillit (…). Voyez en moi, me dit-il, le plus malheureux des hommes ! Ce volume, c'est le Virgile de 1676, en grand papier, dont je pensais avoir l'exemplaire géant, et il l'emporte sur le mien d'un tiers de ligne de hauteur. Un tiers de ligne, grand Dieu ! »

Nicolas Ducimetière