1738
Les livres savants comportent souvent des notes qui, au bas de la page, à la fin du chapitre ou du volume, demeurent discrètes et peuvent même être ignorées.
Bayle semble inverser la hiérarchie habituelle.
Le texte « principal » se réduit ici à quelques lignes et cède presque tout l’espace de la page à des compléments, des digressions, des renvois proliférants.
Nous sommes ici dans l’article Adam.
Le texte principal – cinq lignes - flotte au-dessus d’un océan de notes où le lecteur va devoir frayer son chemin.
Cet ensemble compact, en petits caractères, est réparti en deux colonnes ; des appels de note (lettres majuscules entre parenthèses), dans la partie supérieure, y renvoient.
Mais ce n’est pas fini, car chacun des deux niveaux possède à son tour son propre système de notes cette fois marginales, auxquelles conduisent, en haut, une lettre minuscule, en bas, un chiffre, toujours entre parenthèses.
Cette disposition complexe, hiérarchisée et emboîtée, entraîne le lecteur dans une circulation difficile, jalonnée de carrefours où il doit choisir son chemin : va-t-il continuer tout droit ou bifurquer vers les notes ?
On pense aux pages web : même espace divisé en fenêtres, même étagement d’hypertextes, même liberté d’un navigateur qui organise librement son parcours.
Les notes en tout petits caractères, dans les marges, apportent parfois une brève précision, mais servent surtout à fournir des références aux sources utilisées.
Si ces notes-là se multiplient, c’est que le principe d’une histoire rigoureuse, dont Bayle se réclame, est de citer toujours ses sources, de fournir les documents et les références bibliographiques qui permettent au lecteur de vérifier tous les faits avancés.
La seconde condition d’une histoire moderne et exacte est de distinguer les sources fiables des douteuses, de critiquer les erreurs, les spéculations sans fondement qui altèrent la vérité des faits.
C’est à quoi servent en général les remarques en deux colonnes, dans la partie inférieure de la page.
La plupart d’entre elles dénoncent des informations fausses, des impostures et des délires.
Ici, la remarque (B) se moque d’un prédicateur catholique qui, avec l’appui de sa hiérarchie, dit qu’Adam a été formé d’une côte d’Eve !
La remarque (D) s’en prend avec violence, comme souvent, au Dictionnaire de Moreri (1674) qui, en l’occurrence, falsifie sa source.
On le voit : si l’étagement de l’information est tortueux, il est consubstantiel à l’entreprise de Bayle.
L’étalage des preuves, la critique des fautes, qui sont le fondement de la méthode historique, nécessitent et justifient l’arborescence qui couvre la page.
Les remarques en deux colonnes répondent certes à des exigences de méthode, mais elles accueillent aussi toute sorte de développements, digressions et dérives dans lesquels le lecteur – comme aujourd’hui l’internaute – peut s’égayer, ou s’égarer.
Voyons comment la promenade dans l’article Adam débouche, comme dans le parcours imprévisible d’un clic à un autre, sur de curieuses découvertes.
Dans (C), Bayle explique par exemple que si Adam et Eve éprouvent de la honte au moment où ils prennent conscience de leur nudité, c’est qu’ils découvrent « certains mouvements corporels » que, dans leur innocence perdue, ils ne connaissaient pas. La grivoiserie guette !
Mes adversaires ont dit que « mon Article d’ADAM contenait des obscénités insupportables », reconnaît Bayle.
Il se justifie en invoquant « les droits de l’Histoire », qui doit tout dire, jusqu’aux « choses impures, et qui salissent l’Imagination ».
Il accomplit sa tâche, certes, mais il s’amuse aussi et titille son lecteur.
Ici, Bayle s’attarde longuement à disserter sur le sexe de nos premiers parents.
La remarque (F) s’en prend aux rabbins qui ont soutenu qu’à l’origine, Adam était formé de deux corps, un masculin et un féminin, si bien que pour créer Eve il n’y a eu qu’à les séparer.
Or, « il ne faut que savoir lire l’Ecriture, pour réfuter pleinement toutes ces visions [ces lubies]».
Bayle rappelle ensuite les androgynes du Banquet de Platon et réfute une autre spéculation prêtée (sans doute à tort, dit-il) aux rabbins, selon laquelle Adam et Eve auraient été, l’un et l’autre, hermaphrodites.
La question le stimule au point d’y consacrer encore, dans (G), trois quarts de pages en tout petits caractères.
Il y expose les élucubrations d’Antoinette Bourguignon, une mystique française (1616-1680) a qui avait été révélé qu’Adam avait les deux sexes et pouvait procréer sans le secours d’une femme, comme les plantes.
Suivent d'autres délires, que vous lirez si les fantasmes érotiques d’une visionnaire vous amusent.
Les internautes savent que la navigation en ligne peut conduire à des sites scabreux.
Le Dictionnaire de Bayle réserve lui aussi, dans le small print du bas des pages, d’égrillardes surprises !
Michel Jeanneret