Joris-Karl Huysmans

En Route

1895

exemple de double page corrigée, pp. 200-201

Quatre ans après son roman Là-Bas, occasion d’une plongée dans le monde du satanisme, Huysmans mettait à nouveau en scène son double littéraire, Durtal, en proie, comme son créateur, à une crise mystique débouchant sur son retour dans le giron de l’Eglise catholique.

L’histoire de ce double cheminement, à la fois littéraire et autobiographique, est au cœur d’En Route, dont les épreuves successives (ici les troisièmes et dernières) témoignent, par leurs nombreuses corrections, des errements et des hésitations de l’auteur dans ce tournant de sa carrière.

Explorant l’univers de la mystique chrétienne, le roman En Route, récit du lent et douloureux retour de Durtal (et de Huysmans) vers la foi catholique, connut une genèse tout aussi difficile, dès 1892 : « Je travaille avec dégoût – et j’ai de fortes envies de tout foutre au feu, car ça me paraît bien médiocre ce que j’écris pour l’instant ».

Selon sa correspondance avec son éditeur Pierre-Victor Stock, le romancier aurait remis son manuscrit vers la fin septembre 1894 et passa ensuite son mois de décembre à corriger abondamment les épreuves, comme dans cette énumération très bibliophilique des lectures pieuses emportées par Durtal dans sa retraite (pp. 200-201).

corrections de la p. 324

Pour Huysmans, la question épineuse avait été de trouver le ton juste, sans céder au mysticisme.

Aussi avait-il tenté un « style gris », sec et sobre, bien en adéquation finalement avec son sujet.

Les jeux d’épreuves corrigées témoignent des hésitations persistantes du romancier, ajustant sans trêve son texte par de subtiles et ténues modifications : dans ces troisièmes et ultimes épreuves, Huysmans éliminait ou au contraire introduisait quelques familiarités (« un mot cru dans une pensée délicate », disait-il à François Coppée), tout en veillant avec soin à supprimer tout terme sentant encore trop le registre dévot.

Mais les termes mystiques demandent parfois d’être pesés à plusieurs reprises : sur cette p. 324, le « mariage céleste » disparaît, alors que « la Divinité » se voit remplacée par un plus déiste « céleste Infinité », encore transformé en un exalté « suradorable Infinité » (p. 324).

commentaires marginaux en tête de la page 307

Ce jeu d’épreuves met aussi en lumière les relations entre Huysmans et son éditeur.

En tête de chacun des premières pages des liasses, une note du romancier réclamait à Stock un ultime jeu de contrôle, avec réponse pour bonne forme de l’éditeur.

Ces échanges laissent apparaître quelques tensions entre les deux hommes, par ailleurs amis.

Huysmans réclama pour finir une présentation en feuilles et non plus en pages recto-verso.

Demande acceptée, non sans une note lapidaire de Stock : « Pourquoi ne l'avoir pas fait de suite ? V. Stock » (p. 293).

Et plus, suite à la même demande du romancier : « Pourquoi toujours les 3es ép. en pages ? Cela nous oblige à en reprendre une 4e V. Stock » (p. 307).

commentaires marginaux de la page 261

L’étape finale de ces épreuves était l’atelier de l’imprimeur et ce va-et-vient continuel de corrections et de nouveaux tirages à relire, en s’éternisant, créait aussi quelques frictions avec le typographe.

L’imprimeur dijonnais employé par Stock, Darantière, se trouva donc lui aussi pris à partie par Huysmans : « Darantière se fiche-t-il de nous, à la fin ? Voilà une semaine qu’il n’envoie plus d’épreuves » (lettre à P.-V. Stock du 5 décembre 1894).

Stock lui-même se laissa aller à quelque humeur, dans une marge des épreuves retournées : « 16-1-95.

Une nouvelle épreuve et veillez bien aux corrections qui sont faites en dépit du bon sens.Vous faites les corrections indiquées, mais vous laissez la moitié des mots supprimés. P.-V. Stock ».

La plupart des corrections, notes, modifications et remarques indiquées sur ce dernier jeu seront prises en compte pour l'édition imprimée (sortie en librairie le 23 février 1895), mais on relève quelques intéressantes variantes demeurées inédites par rapport au texte final.

Nicolas Ducimetière