Henri II Estienne

Thesaurus graecae linguae

1572-1573

1. Ill° page de titre du vol I. avec annotations en tous sens et marque de l’imprimeur

Dans le sillage de Robert Estienne, le père, auteur du Trésor de la langue latine (1532), Henri II Estienne entreprend un vaste chantier, celui de compiler les acquis de plusieurs générations de lexicographes de la langue grecque en vue de réunir et de mettre à jour les fructueuses moissons de la lexicologie humaniste.

Il puise notamment dans les Commentarii Linguæ Græcæ de Guillaume Budé (1529).

Le mot de Thesaurus est lui même emprunté au grec « thesauros » au double sens de « trésor caché » et de « conservatoire ».

Robert Estienne l’emploie le premier pour désigner un lexique, que l’on souhaite exhaustif.

Cette entreprise d’envergure, qui est à la fois un travail artisanal et une réflexion de l’artisan sur son métier, est initiée par une dynastie d’imprimeurs érudits, puis relayée au XIXe par une autre dynastie, les Didot.

Plus récemment, le nom de Thesaurus Linguæ Graecæ (TLG) a été donné à un centre de recherches de l’Université de Californie (Irvine) qui, depuis 1972, collecte et met en ligne une bibliothèque virtuelle de la littérature grecque, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours.

Entreprise totalisante que n’auraient sans doute pas désavouée les Estienne : du Thesaurus ancien à l’hypertexte, les passerelles sont fécondes.

2. Ill° une page du volume I+ notes manuscrites abondantes

Dans sa préface à la réédition de l’ouvrage en neuf volumes (1835-1865), Hyacinthe Firmin-Didot rappelle combien cette aventure de trente ans est tributaire d’une longue histoire familiale.

C’est le fondateur de l’imprimerie Didot, François Didot (1689-1757), qui entreprit la réédition du dictionnaire grec d’Henri Estienne.

À la fois imprimeurs, éditeurs et typographes, les Didot furent, de père en fils, à l’origine de nombreuses innovations et inventions typographiques (dont le polymatype).

Dans la préface à sa réédition, Firmin-Didot signale l’existence d’un exemplaire ancien, conservé à Vienne, constellé de notes autographes de l’auteur.

L’exemplaire de la Fondation Martin Bodmer est également régulièrement chargé de centaines de notes autographes de l’auteur.

Henri II Estienne a fait reporter certaines notes marginales par ses secrétaires.

L’un d’eux est son frère cadet, François, imprimeur comme lui.

Cette pratique n’est pas sans exemple.

On connaît, dans le cas de Montaigne, plusieurs embryons d’exemplaires de ses Essais (édition de 1582), annotés par lui-même.

3. Ill° f 1r.

Henri Estienne entend montrer qu’il existe « une conformité de notre langue avec la grecque ».

Pur produit d’un regard humaniste sur les langues, cette idéal linguistique sera décliné par d’autres: Heidegger verra une « affinité élective » entre le grec et l’allemand.

À cette fin, Estienne répertorie avec soin les tours nerveux et libres qui sont liés aux origines grecques du français.

Dans le tome 1 de l’exemplaire présenté ici, la page de titre est précédée de cinq feuillets constellés d’« annotations de la main de Henri Estienne », authentifiées comme telles et désignées par l’auteur sous le terme de « secretiones linguæ Græcæ » (éléments de la langue grecque à distinguer).

Ces notes sont révélatrices de la méthode qu’il prône dans les pièces liminaires : il s’interroge sur le meilleur plan à adopter.

Un ordre strictement alphabétique, s’il demeure commode pour la consultation, ne peut, à ses yeux, rendre compte d’un arrangement de l’ordre des mots qui ferait voir leurs racines.

Il médite un plan qui puisse exhiber les mots avec leurs étymons.

Ce nouvel arrangement permettra, pense-t-il, d’y injecter des remarques de grammaire et de syntaxe.

Dans la colonne de gauche (f. 1r) plusieurs catégories de notes ont été répertoriées, en vue de l’édification du Thesaurus : parmi elles, on lit « - Constr. » pour désigner les constructions syntaxiques ; « - Analogia » pour rendre compte d’extensions de sens par analogie ; « - Nomina propria » pour différencier l’usage d’un mot comme nom propre ou comme nom commun.

Estienne donne alors cet exemple : «Vide etaire, Compagnon, mon amy » pour le différencier de l’usage au pluriel du même mot : « etairoi qui désigne les  mignons ».

Il note fréquemment ses propres réfutations des opinions des lexicographes qu’il rapporte.

Page 188, il s’éloigne de Budé et s’interroge en note s’il faut amender ou non l’ensemble formé par la citation de Budé et son désaccord.

L’abréviation « -Interpr » (pour « interprétation ») est suivie de la mention de l’adage « Cucumere vescens chlamydem texito » (« Fabriquez votre chlamyde en mangeant des concombres », c’est-à-dire « faites des préparatifs contre le froid pendant la saison chaude »).

Ceci annonce son intérêt général pour le sens des proverbes et leurs équivalents sémantiques dans d’autres langues.

4 ill° la lettre A + notes

Plutôt que d’intituler son ouvrage Miscellanea ou Adversaria (recueils de notes, prises au jour le jour), Estienne démontre une aptitude remarquable à réfléchir sur la construction de la forme dictionnaire.

Alors que selon Henri Meschonnic, l’ordre alphabétique ne s’impose qu’à la fin du XVIIe, Estienne discute la validité pédagogique de cet outil.

La première édition du Dictionnaire de l’Ac adémie française, en 1694, optera pour un ordre semi-alphabétique, l’Académie ayant « jugé qu’il serait agréable et instructif de disposer le Dictionnaire par Racines.» L’ordre alphabétique donne à l’initiale la profondeur d’un mot.

Ainsi, à la lettre A, Henri Estienne rapporte le dicton ancien « être marqué à l’A » et ajoute l’explication suivante : « se dit d’un individu d’une probité de bon aloi, d’un noble caractère, d’une intelligence distinguée.

Le proverbe est emprunté des monnaies fabriquées à Paris, et qui sont marquées de la lettre A. » L’initiale, à sa manière, essentialise le mot qu’elle résume.

Cette rime par l’avant, illustrée par une lettrine ornée, fait du dictionnaire d’Estienne un acrostiche de ce monde humaniste qui l’a vu naître.

Valérie Hayaert