Napoléon Bonaparte

César

1818

p. 1 du manuscrit

Sainte-Hélène, début 1817.

Napoléon est installé depuis un peu plus d’un an dans la rustique Longwood House, sur un plateau venteux à l’intérieur des terres.

Parmi ses derniers fidèles se trouvent Louis Marchand, son premier valet de chambre, et le « mamelouk » Ali (de son vrai nom Saint-Denis), nommé responsable de la bibliothèque de l’exilé.

Ces trois mille volumes constituent, pour ce lecteur vorace qu’est l’Empereur, l’unique échappatoire à l’ennui mortel de cette existence insulaire.

Plusieurs de ces ouvrages reçurent des annotations de sa main, Napoléon se plaisant à commenter Plutarque ou à rectifier une description de bataille.

Le théâtre, dont il avait toujours été grand amateur (assistant à 682 représentations durant son règne), se partageait ses faveurs avec les livres d’histoire.

Le 8 janvier 1817, le général Montholon mentionne dans son journal que l’Empereur lit La Mort de César, tragédie de Voltaire (1736).

Et à nouveau le 10 septembre :

« après le dîner, lecture de la Mort de César. “Si j’avais écrit cette tragédie, dit l’Empereur, j’aurais fait un autre César que Voltaire.Je voulais étant jeune en faire un” ».

Quelques mois plus tard (le filigrane du papier porte la date de 1818), Napoléon, peut-être au cours d’une de ses nombreuses nuits d’insomnie, rédigea ce court synopsis des deux premières scènes d’une tragédie césarienne.

p. 1 du manuscrit

Contrairement à Voltaire, qui faisait apparaître dans le dialogue introductif entre César et Marc-Antoine la figure déjà menaçante de Brutus, Napoléon préféra une approche résolument politique et militaire : dans leur premier échange, « (Marc-)Antoine rend compte de la situation de Rome » et des différentes factions hostiles à César.

Ce dernier évoque pour sa part la situation sur le front de la guerre contre les Parthes.

La figure du conquérant romain le fascinait et « il le pensait un des caractères les plus aimables de l’histoire », quoiqu’il eût dit, toujours selon Las Cases : « j’ai donné soixante batailles, César n’en a livré que cinquante ».

Cet intérêt devait notamment déboucher sur le Précis des Guerres de César, dicté à Marchand et publié par ce dernier en 1836.

Ces deux pages de lecture difficile (comme toujours avec l’écriture nerveuse de l’Empereur, rendue d’autant plus illisible par l’usage, fréquent dans les dernières années de sa vie, du crayon) comportent de nombreuses corrections réalisées au fil de l’écriture : les mots supprimés sont biffés de traits énergiques et remplacés par des ajouts intralinéaires.

Selon une pratique qui lui était également familière, il lui arrive de porter sa correction par-dessus le mot déjà écrit, rendant plus ardu encore le déchiffrement de certains passages.

p. 3 du manuscrit

Ce « délassement littéraire » (pour reprendre les termes de la note écrite par Marchand sur le feuillet de garde) n’occupa l’Empereur qu’un instant : le brouillon de synopsis s’achève au tiers de la deuxième page.

La troisième est tout entière occupée par de fiévreux calculs.

Plus question de littérature : c’est la guerre qui fait son retour.

Coincé sur un bout de caillou perdu en plein Atlantique, le géant détrôné accumule les calculs et corrige ses additions, en brassant compagnies, bataillons et divisions pour une arme de milliers de grognards, ajoutés à des flottes mettant en jeu « 30 vaisseaux [de ligne] » et « 40 fregattes [sic] ». La pensée de César avait réveillé l’Ogre et son appétit conquérant.

Nicolas Ducimetière