Jorge Luis Borges

Dos Semblanzas de Coleridge (...)

1939

1940

1953

pleine page : page 21 du ms. Tlön, Uqbar

Estimant que « le concept de texte définitif ne correspond qu’à la religion ou la fatigue », Borges dispose ses manuscrits sur plusieurs niveaux qui représentent tous des étages possibles d’une œuvre en train de se faire.

Ses cahiers, dont plusieurs sont conservés à la Fondation Bodmer, nous permettent d’observer l’auteur au travail, en train de se relire, de superposer ou de hiérarchiser plusieurs variantes.

A travers ces manuscrits, Borges conçoit un système complexe de gloses qui transforment les pages de ses manuscrits en objets à géométrie variable, à la fois jardins aux sentiers qui bifurquent et livres de sable.

Dans le manuscrit « Tlön, Uqbar, Orbis Tertius » – qui est en fait la copie de 1940 d’un état antérieur – Borges se sert de l’accolade { comme démultiplicateur de mots.

C’est ainsi qu’il intercale, au milieu d’une ligne, plusieurs synonymes.

L’auteur fera ensuite son choix en barrant les mots rejetés.

Autre manière d’introduire un enrichissement : l’usage d’un symbole géométrique (ici un rectangle noir) qui renvoie à un texte écrit en marge et à l’envers.

Lorsqu’il choisit d’éliminer un ou plusieurs mots, ceux-ci sont violemment et intensément noircis, signe que ce manuscrit allait probablement servir à la dactylographie du texte en vue de sa publication.

première page du ms. El Sur

En revanche, le manuscrit de « El Sur » [Le Sud], daté de 1953 et écrit également sur un cahier à carreaux, ne discrimine pas entre les versions.

Les possibilités de lecture sont multipliées par le système de ramifications suivant : lorsqu’une variante se présente, Borges continue l’écriture sur la ligne en dessous, puis encore sur la suivante, créant ainsi un étagement textuel qui laisse ouvertes de multiples sinon infinies possibilités de lecture.

A la différence de la version finalement donnée à l’imprimeur, ce manuscrit demande à son lecteur (Borges, le premier !) de choisir le sentier qui lui convient, de produire l’œuvre.

Dès la première page, nous avons par exemple, le choix de placer le lieu de travail du héros dans trois endroits différents de Buenos Aires : le quartier d’Almagro, la rue Soler ou la rue Córdoba.

Borges avait travaillé dans une bibliothèque d’Almagro, il est né à deux pas de la rue Soler ; il choisira la rue Córdoba pour la version imprimée.

première page du ms. Dos Semblanzas

Encore plus étonnantes et énigmatiques sont les pages que Borges avait consacrées en 1939 au poète Samuel Taylor Coleridge, « Dos Semblanzas de Coleridge » [Deux portraits de Coleridge].

Dans ce manuscrit resté partiellement inédit, il combine avec une précision mathématique des successions d’{accolades}, de [crochets carrés] et de (parenthèses), pour introduire une multitude de variantes textuelles.

Le manuscrit obéit ainsi à des principes de structuration précis : {une accolade enferme une [variante qui englobe elle-même (une troisième batterie de mots possibles)]}.

A ces étranges équations viennent s’ajouter d’autres enrichissements inscrits dans les marges et signalés par un ensemble de figures géométriques ou toutes sortes de symboles curieux et déconcertants.

symboles

Radu Suciu