Marcel Proust

À la recherche du temps perdu

1913

Placard 4, les 2 pages à gauche en haut [155]

Après cinq ans de travail et plusieurs refus d’éditeurs, le manuscrit de la Recherche est enfin agréé par Grasset et, au début de 1913, Proust reçoit les premières épreuves du début du roman.

On le voit immédiatement : le texte est profondément remanié, et il y aura encore d’autres transformations.

On a là un bel échantillon de la méthode de Proust, qui, se relisant, se corrige, et avance à tâtons dans une œuvre en perpétuel devenir.

Pour les « généticiens », qui pénètrent dans l’atelier des écrivains afin d’étudier les phases préparatoires de leurs œuvres, la Recherche est un terrain idéal.

Ils disposent d’un immense dossier de brouillons, ébauches, esquisses, fragments épars, réunis sur des feuilles volantes puis dans des carnets, auxquels s’ajoutent des dactylographies et des épreuves retravaillées.

Proust n’en finit pas de compléter, corriger, déplacer.Il avance à tâtons et, lecteur critique de soi, compose en récrivant.Regardons de plus près deux placards.

placard 1, 1ère moitié de colonne 1, càd page 1, avec les titres. [181]

Cette première page d’épreuves est aussi un acte de baptême, puisque, sous nos yeux, le roman reçoit son titre définitif.

Proust biffe Les Intermittences du Cœur et le remplace par A la recherche du temps perdu.

Il en découle que le premier livre doit à son tour être renommé.

Ce ne sera donc ni Le temps perdu, ni Charles Swann, également biffés, mais Du côté de chez Swann.

La légendaire première phrase du roman, elle aussi, bouge.

« Longtemps, je me suis couché de bonne heure » a été biffé ; Proust a essayé « Pendant bien des années, chaque soir, quand je venais de me coucher, je lisais quelques pages d’un », puis a rétabli la formule originale.

Proust reconnaît que, plus que corriger, il remanie en profondeur : « Mes corrections jusqu’ici (j’espère que cela ne continuera pas) ne sont pas des corrections.

Il ne reste pas une ligne sur 20 du texte primitif (remplacé d’ailleurs par un autre).

C’est rayé, corrigé dans toutes les parties blanches que je peux trouver. » (Lettre à Jean-Louis Vaudoyer, 12 avril 1913)

placard 3 colonne 4, éventuell. partielle, avec surtout le papier collé [137]

Quand les marges ne suffisent pas, Proust colle, et parfois plie, des « paperoles » (on parle aujourd’hui de « béquets »).

Ici, il gonfle le passage sur l’aveuglement de la famille de Marcel, qui regarde Swann de haut, le situe dans un milieu modeste, ignore ses qualités intellectuelles et ses compétences en matière d’art, sans rien soupçonner de la vie réelle qui est en fait la sienne.

Proust avoue que ce travail de Sisyphe l’épuise : « Je suis brisé par la correction de mes épreuves dont je ne peux venir à bout, je change tout, l’imprimeur ne s’y reconnaît pas, mon éditeur me relance de jour en jour, et pendant ce temps ma santé fléchit entièrement.» (Lettre à Maurice Duplay, mai 1913).

On ne s’étonne pas qu’après cinq jeux d’épreuves, les imprimeurs, eux aussi, soient épuisés et que le livre, lorsqu’il paraît en novembre 1913, soit plein de fautes d’impression !

Michel Jeanneret