Entretien avec Étienne Mineur

Étienne Mineur conçoit des livres papier qui interagissent avec les dispositifs numériques. Il nous explique comment le lecteur peut naviguer dans cette nouvelle interactivité et les nouvelles formes de lecture qui pourraient résulter de ces interactions.

Pourquoi vous êtes-vous intéressé aux livres papier comme support pour de nouvelles interactions ?

Après avoir travaillé en tant que designer sur et pour l’écran pendant presque vingt ans (du CD-ROM en passant par le minitel, au laser disque, au web et à la téléphonie mobile) et, avec mon associé Bertrand Duplat, dans les jeux vidéos, nous avons décidé de revenir aux objets physiques et plus précisément à l’objet livre, l’idée étant de revenir au tangible sans oublier ce que nous avons pu apprendre durant ces années précédentes dans le domaine du numérique. Je pense que le livre en papier a un grand avenir devant lui, mais il doit s’adapter dans sa forme et ses usages à ce nouvel écosystème digital qui nous entoure dorénavant.

En terme d'interactivité, quelles sont les forces du livre papier ?

Le tangible, le poids, le tactile, la pérennité , mais aussi le rapport physique que l’on peut avoir avec ce type d’objet. On peut corner ses pages, écrire dessus, et même les déchirer, nous avons un rapport éminemment personnel et émotionnel avec le livre papier. Mettre un livre à la poubelle est un geste fort (et même traumatisant), mettre un PDF dans sa corbeille digitale ne pose pas trop de problèmes visiblement. Le livre papier donne, grâce à sa forme, A la qualité de son papier, à son poids... énormément d'informations que le support digital ne peut fournir facilement.

Y a-t-il donc une dimension émotionnelle différente avec le papier qu'avec un écran ?

Oui, bien sûr, personnellement je garde une mémoire que l’on pourrait qualifier de musculaire des livres que j’ai pu lire, je me souviens du poids, de la rugosité de la couverture, de la qualité du papier... alors qu’avec un écran l’expérience tactile et physique se résume à un clic de souris. Il faut noter tout de même qu’avec le développement des tablettes, on retrouve grâce aux interfaces tactiles un certain rapport physique avec la lecture même si elle reste sur un support digital. La lecture sur écran a un grand déficit en terme d’émotion physique et tactile, sa forme uniformise l’expérience du lecteur (un écran plat, lisse et rectangulaire). En même temps, l’écran est interactif et possède un grand pouvoir d’attraction. Stéphane Vial, un philosophe qui étudie le design, utilise par exemple le terme de ludogène pour qualifier l’écran.

Beaucoup des prototypes et des produits que vous avez développés explorent les aspects ludiques du livre papier. Imaginez-vous une convergence entre le domaine des jeux vidéos et celui du livre ?

Le domaine ludique permet de développer de nombreuses expérimentations assez facilement, l’implication des lecteurs qui deviennent des joueurs se fait très rapidement. Cela nous permet de valider (ou non) certaines intuitions très facilement.

Actuellement, le jeu est diffusé presque partout dans notre société et une grande majorité des gens ne considère plus le fait de jouer comme une activité honteuse. Par exemple, l'âge moyen d’un joueur de jeu vidéo est de trente-trois ans en France. Le jeu devient une activité culturelle comme une autre (littérature, cinéma, musique...). La lecture classique et linéaire existera toujours, tout comme le cinéma ou le théâtre, mais le fait de faire un jeu vidéo sous la forme d’un livre en papier nous pousse dans nos derniers retranchements en terme de conception ludique. On ne peut pas tricher en utilisant de belles animations ou du son spectaculaire. Il faut être au cœur du sujet et de ses mécanismes ludiques épurés au maximum.

Pouvez-vous nous donner quelques exemples concrets ?

Nous sommes par exemple en train de développer des livres en papier pouvant émettre du son. On garde l’aspect du livre avec des pages en papier à lire linéairement, mais le livre sait à quelle page il se trouve et à quelle vitesse vous lisez. À partir de cela, une voix vous chuchote des choses à l’oreille (en relation avec votre lecture). Un peu comme si l’auteur était en train de vous parler au moment où vous êtes en train de lire son texte.

D’une manière générale, pensez-vous que ce type de technologie puisse aussi être utilisé de manière pertinente pour transformer la lecture « traditionnelle » ?

Le terme de lecture traditionnelle est très vaste : lecture de journaux, de roman, de magazine, de documentation technique, mais, je pense, en effet, que certaines familles de lecture, comme la lecture des quotidiens, vont profondément changer. Ce type de lecture va se retrouver très vite exclusivement sur les écrans de nos téléphones ou autres petits objets tenant dans notre poche. Concernant la lecture que l’on pourrait qualifier de documentaire, nous allons trouver des systèmes articulant bien le support physique et le digital. Par exemple, notre livre Atlas Plus permet de garder l’usage pratique de grandes cartes imprimées sur du papier et en même temps, l’utilisateur peut superposer son téléphone sur les cartes afin d'obtenir des compléments d’information (images, textes, vidéos, sons...).

Je crois qu’il y a la place pour de nouveaux types de lecture utilisant à la fois un objet physique et le digital. Actuellement, le principal problème n’est pas la technique, mais plutôt de trouver des contenus adaptés et signifiants pour ces nouvelles possibilités.|

Propos recueillis par Frédéric Kaplan