Entretien avec Michel Butor

Vidéo "Michel Buter et le livre de l'artiste" (1h26')
Publiée le 19 juin 2013

Immense lecteur, Michel Butor a placé aussi les lecteurs, réels ou fictifs, au cœur de son œuvre. Qu’il les interpelle ou sollicite leur coopération, il leur assigne un rôle moteur dans le fonctionnement de ses textes. Il était donc naturel qu’il occupe, dans l’exposition et dans ce livre, une place de choix. Il nous a reçus dans sa maison de Lucinges, À l’Écart, le 11 décembre 2012.

Michel butor, vous êtes vous-même un lecteur à l’œuvre. pouvez-vous préciser quelle est la relation, pour vous, entre lire et écrire ?

Les deux activités sont très liées. En lisant, j’ai toujours interrogé les auteurs à propos de mon écriture et pour voir comment ils avaient résolu certains problèmes. J’ai toujours cherché des maîtres, des leçons. Même si je lis un roman policier, je cherche comment c’est fait. C’est une lecture très active, très orientée.

Annotez-vous vos livres ? Copiez-vous des citations ?

Je n’annote pas. À cet égard, je n’ai pas de marginalia. Quelquefois je détache des citations. J’ai fait beaucoup de livres avec des citations.

Y a-t-il des livres qui se prêtent mieux que d’autres à être lus la plume à la main ou à être soumis au copier-coller ?

Pour moi, tout livre est potentiellement intéressant. Même un roman policier est instructif. Par exemple, dans les Dialogues de Jean-Jacques Rousseau, sur lesquels je suis en train de travailler, je cherche le roman policier. C’est un thème essentiel du roman policier que celui du faux coupable, celui qu’on a entouré d’indices pour faire croire qu’il est coupable. Or, c’est le thème même des Dialogues de Rousseau : il est innocent et tout le monde s’arrange pour le présenter comme le coupable.

Vous êtes aussi votre propre lecteur. Comment s’organise la relecture de vos textes ? Peut-on distinguer les étapes de la genèse d’une œuvre, les différentes phases de la correction ? Y a-t-il des œuvres de premier jet contrairement à d’autres, très travaillées ?

Je corrige beaucoup mes textes. Même maintenant, je commence par écrire mes poèmes sur des carnets et ensuite je travaille sur l’ordinateur. Il m’est arrivé autrefois d’écrire quinze fois la même page ; avec l’ordinateur, je corrige autant que je veux.

Mais les phases intermédiaires se perdent ?

Ce n’est pas grave ; les différentes couches ne sont pas toutes intéressantes pour moi. Plutôt que conserver vingt étapes, trois ou quatre suffisent largement. Ce n’est pas la peine d’être superstitieux et de tout garder. Il y a déjà assez de papier et de mémoire informatique encombrée pour que ce ne soit pas vraiment la peine. Et cela d’autant plus que j’ai souvent édité mes textes sous plusieurs formes et dans des versions différentes ; il y a donc déjà beaucoup de variantes, qui laissent suffisamment de matière pour d’éventuelles éditions critiques. Tout cela fait une masse énorme.

À propos de relecture, je voudrais évoquer mes Œuvres complètes, qui d’ailleurs ne le sont pas, évidemment. J’ai dû tout relire, pour organiser l’ensemble et corriger les épreuves. J’ai très vite vu qu’il n’était pas question pour moi de réécrire, surtout les choses très anciennes, les romans par exemple. Je serais incapable aujourd’hui de refaire ce que j’ai écrit il y a cinquante ans. Je respecte celui que j’étais autrefois. J’ai jadis beaucoup corrigé d’une édition à l’autre, mais dans les Œuvres complètes, je ne corrige plus.

Passons maintenant à la place du lecteur dans vos livres et au rôle que vous lui assignez comme un « lecteur à l’œuvre ». La théorie littéraire, dans la seconde moitié du XXe siècle, a restauré l’importance du lecteur et de sa coopération dans le processus littéraire. Je pense par exemple à l’esthétique de la réception de l’École de Constance, au Reader response des Américains, au livre ouvert d’Umberto Eco. Avez-vous participé consciemment à ce mouvement ? Avez-vous subi des influences ?

C’était dans l’air. Je ne sais pas si j’ai subi des influences directes à cet égard. C’est possible, puisque j’ai toujours cherché à être influencé. J’ai cherché tout ce qui pouvait m’éclairer.

En écrivant, je m’adresse à quelqu’un qui en général est très peu déterminé. On peut écrire pour un destinataire spécifique, comme dans une correspondance. Dans d’autres cas, on s’adresse à une catégorie de lecteurs : voyez par exemple les livres scolaires. Et puis il y a les livres qui vont à la recherche de leurs lecteurs. C’est ce qui se passe dans la littérature la plus intéressante : on ne sait pas qui va vous lire, on espère être lu, sans savoir par qui. J’ai toujours rêvé d’être lu par les étudiants, de la même manière que je lisais lorsque je l’étais moi-même. Est-ce que j’y ai réussi ? Un peu.

Je ne sais pas exactement à qui je m’adresse, dites-vous. Cela nous amène à la question de la deuxième personne, du « vous » dans quelques-uns de vos romans. Pouvez-vous définir, par exemple, le « vous » de La Modification ? C’est un personnage, mais par-delà le personnage, il y a un lecteur qui est interpellé...

Bien sûr. C’est un pronom personnel double, qui s’adresse au personnage, mais aussi au lecteur. Ce lecteur devient alors le personnage, il voit à travers les yeux de celui-ci, il est comme un acteur qui se soumet au metteur en scène. Cela dit, il arrive qu’il prenne ses distances par rapport à ce personnage, qu’il se rebelle, même, et dise : moi, je ne suis pas comme ça ! C’est ce qui se passe en particulier dans la lecture des dames, qui font remarquer que, dans tel livre, c’est un homme qui voit, qui sent, qui mène le jeu.

Le « vous », donc, bifurque : il désigne le personnage, mais il interpelle aussi le lecteur lui-même. C’est pour moi une manière de souligner l’activité du lecteur, car c’est ce dernier qui fait le livre. L’écrivain lui donne une sorte de mode d’emploi : il fournit les mots, mais les mots sont là pour lui indiquer comment imaginer telle histoire. Si on dit : « un wagon de chemin de fer », les images du wagon viennent du lecteur lui-même, qui va peu à peu affiner sa vision d’après les détails qu’on lui donne, quitte à réviser sa représentation si d’autres détails l’y invitent. Si vous lisez aujourd’hui un texte réaliste, Madame Bovary ou L’éducation sentimentale, vous tombez sur quantité de mots qui sont devenus obscurs, alors qu’ils étaient tout à fait clairs pour le lecteur de l’époque, en particulier les mots qui désignent l’habillement ou les voitures. Aujourd’hui on ne sait plus quelle est la différence entre une calèche et un landau. Pour nous, ce sont simplement des voitures à chevaux et il nous faut beaucoup travailler pour réussir à préciser cela. En général, nous en restons à une voiture très vague, une image générique, et nous comprenons tant bien que mal comment l’histoire se déroule.

Cette idée du lecteur potentiel à qui vous donnez l’impulsion pour qu’il continue le travail fait penser à l’Oulipo. Pourriez-vous nous dire quel a été votre contact avec les Oulipiens, notamment Raymond Queneau, Jacques Roubaut, Italo Calvino ?

Oui, ce sont des gens que j’ai croisés, et que je me suis contenté de croiser. Je n’ai pas fait partie de l’Oulipo. Un jour, j’ai été invité à l’une de leurs séances, mais c’était en mai 68. Cette rencontre devait avoir lieu chez François Le Lionnais…

… Le mathématicien, fondateur et théoricien de l’Oulipo.

Si l’on peut dire, oui. C’était donc chez François Le Lionnais et j’avais réussi à arriver chez lui, en banlieue parisienne. Mais j’étais le seul... Aucun autre membre de l’équipe n’est arrivé. Je n’ai donc jamais participé à une séance de l’Oulipo. J’ai eu cependant des relations avec un certain nombre des membres du groupe. J’ai rencontré Queneau et Georges Perec plusieurs fois, ainsi que Jacques Roubaud à l’occasion de l’occupation de l’hôtel de Massa, le siège de la Société des gens de lettres, toujours en mai 68.

Dans notre exposition, pour illustrer la part du lecteur, nous allons montrer un ou deux livres qui ont des pages blanches, pour laisser le lecteur continuer le travail. Il ne semble pas que, parmi vos nombreuses inventions pour embarquer le lecteur dans la fabrication du livre, vous ayez laissé des espaces blancs dans vos ouvrages. Si c’est bien le cas, quelles seraient vos stratégies pour en appeler à cette collaboration ?

Je connais un livre du début du XXe siècle dans lequel il y a des pages blanches destinées au lecteur, c’est Paludes d’André Gide. En ce qui me concerne, dans les livres, il y a toujours un certain nombre de pages blanches, les pages du début, celles de la fin, que vous pouvez remplir. Cela me fait penser à un écrivain qui a beaucoup travaillé sur la déception littéraire, Lawrence Sterne : en plein Tristram Shandy, on trouve une double page blanche, une double page noire et une double page de garde. Sterne devrait être une référence fondamentale pour ce genre de réflexion. Quant à moi, je n’ai pas voulu refaire ce qui avait été si bien fait au XVIIIe siècle.

Le rôle du lecteur dans mes œuvres est souligné en particulier par l’utilisation des pronoms, la 2e personne, bien sûr, mais aussi l’ensemble des pronoms. J’avais l’intention, au moment où je suis parti aux États-Unis, en 1960, d’écrire un roman par lettres, justement à cause du jeu des pronoms. La Nouvelle Héloïse est pour moi le sommet du roman par lettres, beaucoup plus raffiné que Les Liaisons dangereuses. Cette question des pronoms personnels a été très importante pour moi, mais elle a soulevé un problème pour la traduction de La Modification dans certaines langues, parce que le vous de politesse est une exception française. En espagnol, par exemple, on traduit par une troisième personne de politesse, tandis que dans les langues plus lointaines, c’est encore plus compliqué. La Modification a été traduit en japonais il y a longtemps, mais ils viennent de refaire une traduction, justement pour changer la façon de traduire la 2e personne. Ce qui est stupéfiant pour quelqu’un de langue française, c’est que le verbe japonais est invariable, d’où la difficulté.

J’ai donc réfléchi à tout cela, surtout à partir d’un certain moment, à partir de Mobile, où je donne au lecteur un rôle beaucoup plus important. Dans Mobile, des bribes de textes sont semées en quelque sorte sur la page et le lecteur peut se promener entre ces îlots. Quand un texte est interrompu, il va repérer que tel morceau, sur la page suivante, en est la suite. Mais il a la possibilité d’adopter tel passage plutôt que tel autre, donnant ainsi au livre un relief selon sa lecture. J’avais lu alors Finnegans Wake de Joyce, un livre entièrement fait de mots-valise et selon la culture que l’on a, selon la langue que l’on pratique, c’est tel ou tel texte qui va sortir ou ressortir de l’embrouillamini joycien. Eh bien, de même, à l’intérieur de Mobile, d’une façon qui est complètement différente, on peut faire ressortir du texte des arrangements différents. Ce que j’ai fait moi-même dans certains textes, ce sont des arrangements de parties de Mobile. Et lorsque j’ai publié en Poésie poche Gallimard le livre qui s’appelle Anthologie nomade, j’ai commencé par des réarrangements de Mobile. Il n’était pas question de reprendre des pages de Mobile, mais j’ai donné si vous voulez des matériaux pour Mobile.

Dans les Génies du lieu, la lecture est conçue comme un voyage. Tous les itinéraires sont-ils bons ? Y a-t-il des trajets préférables ? Des programmes de lecture contraignants ?

Les chemins ne sont pas tous aussi bons les uns que les autres. Comme dans les labyrinthes, il y a des itinéraires qui sont meilleurs que d’autres : beaucoup de boucles inutiles, mais aussi d’autres qui conduisent à la sortie. Voyez Balzac : tous les lecteurs ne lisent pas les romans de La Comédie humaine dans le même ordre. Et pourtant Balzac avait prévu un ordre, un bon ordre pour la lecture de la série. En principe, on devrait commencer par La Maison du chat-qui-pelote. Mais avec les années, l’ordre idéal qu’il avait donné d’abord s’est modifié et des romans entiers ont changé de région.

Les objets interactifs, les kits que vous composez sont-ils de justes modèles de vos livres ? Y a-t-il continuité des textes écrits aux objets à manipuler ? Est-ce que l’on peut bricoler un livre comme on bricole un kit ?

Oui. Ce qu’on appelle un kit, c’est un matériel pour fabriquer quelque chose. Dans Boomerang, la partie sur les États-Unis s’appelle « Bicentenaire Kit ». Ce sont des éléments qui vous permettent de faire un certain nombre d’opérations pour vous représenter les États-Unis. Ce « Bicentenaire Kit » a paru d’abord comme un livre-objet : USA 76. C’est une boîte en altuglas bleu, à l’intérieur de laquelle on a placé un certain nombre d’objets et plusieurs sérigraphies de Jacques Monory. J’y ai mis aussi des documents sur le premier centenaire de la révolution américaine. C’est un ensemble de cinquante objets, dont on trouve le catalogue dans la boîte. Parmi ces objets, il y a par exemple un billet d’un dollar, une étoile de sheriff, une canette de Coca-Cola écrasée. Cette liste figure dans Boomerang.

Boomerang, justement. Le boomerang revient à celui qui l’a lancé. Cette métaphore ne signale-t-elle pas le danger de ventriloquie, comme le suggère d’ailleurs votre entretien fictif, Le Retour du boomerang, où vous faites vous-même les questions et les réponses ? C’est un jeu solitaire.

Non. Ce n’est pas un jeu, c’est une arme. Le boomerang ne revient à vous que s’il manque sa cible. S’il touche sa proie, il tombe avec elle. À l’origine, c’était une arme de chasse pour dénicher les oiseaux, pour produire une perturbation considérable dans la population des oiseaux. Il faut beaucoup d’habilité pour lui faire faire de belles courbes et pour l’attraper à son retour. On trouve des boomerangs dans les premières dynasties égyptiennes, mais j’ai adopté ce mot parce qu’il est tout à fait caractéristique de l’Australie et des aborigènes. Pour moi, il évoque ce mouvement essentiel de va-et-vient entre auteur et lecteur : je lance un livre et j’espère que ce livre va provoquer une certaine perturbation qui va m’apporter une réponse. Le lecteur qui est touché par le livre va aller à la rencontre de l’auteur. J’ai toujours attendu une réponse : la littérature pour moi, c’est une correspondance. Mais il y a différents types de réponses. Elles peuvent être réfléchies, élaborées, comme dans les revues, ou elles peuvent être orales, plus sommaires. Et il faut compter aussi avec les réponses non individualisées, comme lorsque vous avez une transformation du paysage, même si personne ne voit alors que quelque chose s’est passé. Cela dit, les bons critiques peuvent nourrir cette réponse fondamentale, qui est la perturbation dans le peuple des oiseaux.

À l’âge de la production industrielle du livre, les éditeurs, souvent, ne font plus un véritable travail d’édition. Avez-vous travaillé délibérément à rendre à l’éditeur son rôle de « lecteur à l’œuvre », son rôle d’interprète et de collaborateur, qui travaille le texte au lieu de simplement l’imprimer et le diffuser ?

Dans différentes maisons d’édition, j’ai eu des lecteurs qui ont joué ce rôle. Aux Éditions de Minuit, ensuite chez Grasset, puis chez Gallimard, j’ai eu un lecteur qui m’a suivi tout le temps, Georges Lambrichs. S’il n’avait pas été là, j’aurais eu vraiment beaucoup de difficultés. Ce n’était pas un critique ; il rédigeait de petites notes internes, c’était un gastronome de la littérature. Il sentait très bien les choses, même celles qui étaient très différentes de lui. Il avait de la suite... dans les goûts. Il se trouve en outre que l’édition récente de mes Œuvres complètes se fait dans la famille, puisque la directrice des Éditions de la Différence, Colette Lambrichs, est sa nièce.

D’autres lecteurs ont été importants. À partir d’un certain moment, j’ai donné mes manuscrits à lire à Georges Perros, qui était alors lecteur au TNP, le Théâtre national populaire de Jean Vilar. C’est par l’intermédiaire de Gérard Philippe qu’il avait été embauché pour lire les manuscrits qui arrivaient au TNP, une lecture désespérée, car aucun, je crois, n’a jamais été représenté. C’est à partir de Mobile, je crois, qu’il a commencé à lire mes textes, avant que je les remette chez Gallimard. C’était un lecteur merveilleux, il comprenait ce que je voulais faire, il articulait ses remarques avec beaucoup de délicatesse, mais il avait toujours raison. Après sa mort, j’ai trouvé quelqu’un qui a su jouer à peu près le même rôle, Paule Thévenin, l’éditrice d’Antonin Artaud, une personne merveilleuse, mais difficile. Elle aussi, elle comprenait ce que je faisais, elle sentait, tandis que beaucoup d’autres m’étaient inutiles.

Reste que, dans le monde éditorial de la seconde moitié du XXe siècle, vous avez soulevé beaucoup de poussière. Il me semble que vous avez réussi à imposer, jusque dans les grandes maisons, des innovations étonnantes, comme l’architecture et les couleurs de Boomerang.

J’ai eu la chance d’avoir des alliés. Chez Gallimard, je pense à Georges Lambrichs, dont nous avons parlé, mais aussi au chef de la fabrication, le maquettiste principal, qui s’appelait Robert Massin. Il a lu Mobile, on en a parlé et tout de suite, il a vu ce que l’on pouvait faire. Tant qu’il a été là, j’ai joui d’une liberté qu’aucun autre écrivain n’avait à l’époque.

Internet propose aujourd’hui une lecture active, inventive, par cheminements libres, de texte à hypertexte. Avez-vous conscience d’avoir anticipé cette mutation, d’avoir exploré de nouvelles manières de lire qui allaient, un peu plus tard, se généraliser sur la toile ? Ou au contraire en avez-vous été influencé ? De façon générale, quel est votre rapport au web ? Aimez-vous naviguer ? Quels changements la révolution numérique a-t-elle apportés à votre pratique d’écrivain ?

J’ai anticipé. À partir de Mobile et jusqu’à Gyroscope, il était trop tôt. Je rêvais de pouvoir utiliser des ordinateurs, mais la diffusion des ordinateurs grand-public est un phénomène du XXIe siècle. Lorsque j’ai écrit Mobile au retour de mon premier séjour aux États-Unis, au début des années 60, il y avait déjà des ordinateurs – d’énormes machines, très lourdes et encombrantes. Leur utilisation était difficile : on introduisait les informations dans l’ordinateur sous la forme de cartes perforées. Un peu comme les métiers Jacquard, des métiers à tisser, et comme les pianos mécaniques. Pour mettre un texte dans un ordinateur, il fallait des piles de cartes. Et la machine avalait carte par carte. Peu à peu la machine s’est miniaturisée, elle est devenue froide.

J’ai joué avec les cartes perforées dans le poème Chanson pour Don Juan, en quoi j’ai composé en quelque sorte un ordinateur de papier. Sur les cartes, il y a les éléments d’un texte, mais je les ai découpées, si bien qu’il y a des trous sous lesquels on peut lire ce qui se trouve sur la carte d’en dessous, et ainsi de suite ; cela permet de faire un nombre illimité de combinaisons. Je dis bien illimité, parce que si on peut réaliser un nombre fini de combinaisons avec les éléments qui sont sur les cartes, on peut faire appel à de nouveaux éléments, ouvrant ainsi sur une infinie combinatoire. J’ai utilisé la leçon de l’ordinateur, surtout dans cette Chanson pour Don Juan.

Quand j’écrivais Mobile, j’ai cherché les récurrences de noms de lieux d’un État américain à un autre. Il y a des noms qui reviennent aux États-Unis presque partout, des villages, des rivières, qui s’appellent par exemple Washington ou Lincoln, et qui remontent d’ailleurs à des noms de lieux anglais. Pour repérer ces noms, j’ai dû faire tout le travail moi-même en utilisant des atlas, alors qu’aujourd’hui j’aurais fait tout cela avec l’aide de l’ordinateur.

Aujourd’hui est-ce que vous naviguez, quel est votre usage d’internet ?

Je suis trop vieux pour utiliser Internet. J’ai l’habitude d’utiliser ma bibliothèque, qui me donne des informations dont au moins je suis sûr. J’utilise l’ordinateur pour le traitement de texte et pour faire des catalogues. Cela est très important parce que, comme j’ai écrit beaucoup de livres, j’ai de grosses difficultés à gérer ma propre production. J’ai besoin d’une liste de mes livres et de savoir à peu près à quel endroit ils se trouvent à l’intérieur de ma maison. Il y a donc dans mon ordinateur une région qui s’appelle le Catalogue de L’Écart. Ce catalogue est utile, mais cela n’empêche pas que des livres s’égarent. Il me faudrait un bibliothécaire ! |

Propos recueillis par Michel Jeanneret et Radu Suciu