Frédéric Kaplan

Le cercle vertueux de l’annotation

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Lorsque mon grand-père est mort, j’ai récupéré une partie de sa bibliothèque.

Il y avait de nombreux livres de poche, des romans de gare, des essais, des livres scientifiques.

Mais le plus intéressant était que la plupart de ces ouvrages étaient annotés, cornés, surlignés.

Mon grand-père lisait souvent avec un stylo ou un crayon à papier à la main, et il avait l’habitude d’« enluminer » ses lectures de multiples manières.

J’ai découvert ainsi de nombreuses œuvres par son intermédiaire.

Je voyais les passages qu’il avait aimés, ceux qu’il avait sautés, les réflexions que la lecture avait faites fait naître, les moments aussi où il s’était servi du livre comme pense-bête, support pour une idée venue d’ailleurs et qui interférait avec sa lecture.

Il n’avait visiblement pas passé la quinzième page de certains ouvrages.

La publication avait gardé la trace de cet abandon dans sa structure.

Il en avait relu d’autres plusieurs fois et rajouté des strates de commentaires en utilisant des procédés différents.

Certains livres avaient été prêtés, échangés, empruntés, et jamais rendus.

Dans certains cas, d’autres écritures se mêlaient aux cursives qui m’étaient maintenant familières.

Chaque livre avait mémorisé – dans sa matérialité même – les gestes de ses lecteurs, s’était déformé au contact de leurs mains.

Dans ces déformations, c’est le corps du lecteur en action que je pouvais reconstituer.

Les traces témoignaient des réactions immédiates, physiques, provoquées par les successions de mots ou de phrases.

Ce sont des scènes et des moments de vie qu’ils m’engageaient à revivre.

Chaque lecture était une invitation à devenir géologue pour, au-delà du récit raconté par l’auteur, se représenter de multiples histoires comme des couches de sédiments dont la structure peut nous aider à ranimer le passé.

Les livres de mon grand-père conservaient des traces des vies qu’ils avaient traversées, et ces traces étaient sans doute leur plus grande valeur.

Par imitation, je me suis mis mon tour à systématiquement lire un crayon à la main, consignant tout – idées, remarques, listes, croquis, en rapport ou non avec le texte – dans les espaces que la mise en pages avait laissés libres.

Je développais vite un langage graphique personnel.

Certaines annotations cartographiaient les textes lus, pour y revenir plus rapidement, « se souvenir de se souvenir ».

Leur absence marquait au contraire les territoires non encore explorés, comme un appel à poursuivre le voyage plus loin.

Je griffonnais aussi parfois un petit schéma pour éprouver graphiquement une idée rencontrée, l’organiser dans l’espace.

D’une manière générale, souligner ou encadrer permettait de maintenir mon attention en éveil.

Assez vite, j’eus même du mal à lire sans écrire, convaincu que, sans crayon à la main, je ne pouvais retenir quoi que ce soit.

J’encourageais mes amis à faire de même, sans trop de succès.

Je voulais que chaque livre prêté me revienne annoté, pour avoir le plaisir de le redécouvrir après coup sous l’œil d’un autre.

À la bibliothèque municipale de mon quartier, je cherchais les livres les plus « martyrisés », tachant de les emprunter avant que les bibliothécaires furieux du manque de respect des lecteurs, les sortent du circuit de prêt.

J’ai ainsi pu lire avec excitation le théâtre de Pirandello dans une édition enrichie par une dizaine de commentateurs.

Mais la vertu des annotations était loin de faire l’unanimité.

Annoter allait à l’encontre d’une certaine sacralisation de l’objet-livre, objet noble dont on se devait de prendre soin.

Écrire sur les livres – pire, sur les livres des autres – était encore un tabou difficile à lever.

Pourtant, à force de lire des livres annotés et à force d’annoter des livres, j’étais intimement convaincu que l’annotation changeait la lecture doublement.

Annoter transformait la manière de lire.

Lire un livre annoté transformait notre expérience de lecture.

Mais que savions-nous au juste de ces deux processus ?

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Annoter c’est se servir du livre comme d’un support enregistrable, une mémoire portative.

Nous annotons pour que l’idée consignée accompagne notre prochaine relecture.

Annoter serait donc un geste tourné vers le futur.

Pourtant, plusieurs chercheurs ont avancé l’hypothèse que prendre des notes améliore la compréhension d’un texte, même si ces notes ne sont jamais relues.

Ils expliquent ce phénomène par l’effort attentionnel et cognitif nécessaire à l’annotation.

Prendre des notes force à « traiter » le contenu textuel.

Dans cette hypothèse, les notes sont la signature de la complexité des processus cognitifs associés et l’exigence de l’annotation accompagne ainsi une lecture plus soutenue.

Le fait qu’elles soient au final peu lisibles ne change pas grand  chose.

Une hypothèse complémentaire, bien qu’en partie contradictoire, voit dans les pratiques d’annotations des manières d’outiller la lecture pour faciliter la compréhension du texte.

En soulignant, en résumant ou en schématisant, nous simplifions notre traitement du texte avec l’appui du papier.

Les représentations complémentaires que nous produisons nous aident ainsi à structurer notre pensée – ou déjà, simplement, à accompagner son mouvement.

Dans les deux cas, l’annotation est essentiellement comprise comme un geste de lecture personnel, à effet cognitif immédiat.

Les effets cognitifs de la lecture de textes annotés restent quant à eux relativement peu étudiés.

Intuitivement, ces effets sont sans doute liés à la qualité des annotations.

Y a-t-il une grande différence entre un texte annoté que nous relisons et un texte que nous découvrons accompagné par les annotations d’un autre ? Comment notre attention se partage-t-elle entre le contenu du livre et les traces des lecteurs précédents ? Faute d’outil d’observation nous permettant de mesurer avec une relative précision les processus attentionnels qui accompagnent la lecture, ces hypothèses et ces questions restent ouvertes.

Si les livres gardent de nombreuses traces de leur lecture, les informations qu’ils capturent restent malgré tout indirectes.

C’est ce constat qui nous a motivés pour construire un dispositif permettant d’aller plus loin dans l’étude des processus attentionnels sous-jacents.

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J’ai travaillé six ans au CRAFT, le laboratoire pédagogique de l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne.

Pour mieux comprendre comment le fait de lire des annotations ou d’annoter nous-mêmes un livre influence notre manière de lire, nous avions effectué l’expérience suivante.

Nous avons donné à lire un texte de biologie à une cinquantaine d’étudiants sans compétences particulières pour ce domaine.

Les étudiants étaient séparés en trois groupes.

Certains devaient lire le document sans l’annoter.

D’autres pouvaient souligner et prendre des notes et les utiliser par la suite.

Un dernier groupe put lire le texte déjà annoté par un autre étudiant (sélectionné par la qualité des annotations qu’il avait produites).

De manière à mesurer leur compréhension, un premier questionnaire leur était soumis avant la découverte du document, un second après la première lecture et un dernier après une seconde relecture quelques jours plus tard.

Il s’agissait de mesurer dans chaque condition ce que l’étudiant avait appris, puis plus tard ce qu’il avait retenu.

Plutôt que de simplement comparer ces conditions en terme d’apprentissage nous voulions aussi étudier comment les annotations transformaient notre manière de lire.

Lorsque nous lisons, nos yeux balayent la page en effectuant des petits sauts rapides et discontinus.

Ces sauts entre deux positions stables sont appelés saccades oculaires.

Pour étudier la manière dont nos yeux se déplacent durant la lecture de nombreuses techniques de suivi occulaire oculaires ont été développées.

Cependant, la plupart imposent des contraintes fortes sur la position de la tête et ne permettent que très artificiellement d’étudier le lecteur en train de lire et d’annoter dans des conditions « naturelles ».

Il existe quelques dispositifs portables mais ils restent très couteux.

Avec Andrea Mazzei, un de mes doctorants et Youri Marko, un étudiant de Master, nous avons développé un premier dispositif permettant de faire ce genre d’études.

Il s’agit de lunettes spéciales, relativement bon marché à construire (moins de 100 euros).

Ces lunettes de lecture sont équipées de deux caméras.

L’une, tournée vers l’extérieur, regarde ce que vous regardez, l’autre regarde un de vos yeux.

À partir de l’image du livre que vous lisez, nous pouvons calculer sa position dans l’espace par rapport aux lunettes.

À partir de l’image de votre œil en train de lire, nous pouvons calculer très précisément l’angle de votre regard.

Comment nous connaissons la manière dont les deux caméras sont placées sur les lunettes, il nous suffit de faire un peu de géométrie pour calculer précisément l’angle d’intersection de votre regard avec le livre.

En répétant cette opération des dizaines de fois par seconde, nous pouvons tracer avec précision le passage de vos yeux sur une page.

Cette expérience nous permit de confirmer expérimentalement plusieurs hypothèses sur les vertus des annotations sur la compréhension d’un texte.

Premier résultat : dès la première lecture, les étudiants qui avaient annoté leur texte apprirent significativement plus que ceux qui avait simplement lu le texte sans le crayonner.

Sans même relire son texte, le simple fait d’annoter permet de mieux comprendre un texte.

Second résultat : les étudiants qui dès la première lecture avaient lu le texte annoté par un autre étudiant le comprirent mieux que notre groupe de contrôle, les lecteurs du texte sans annotations.

Ce résultat soutient l’idée que l’annotation structure et éclaire le texte lu, signale les passages importants et aide le lecteur qui découvre le texte à naviguer rapidement.

Au final, le texte annoté est mieux compris.

Ces deux effets complémentaires créent le cercle vertueux de l’annotation.

Annoter est bon pour la compréhension immédiate du lecteur.

Lire des textes annotés permet de mieux les comprendre.

Cette double pertinence de l’annotation, confirmée par l’expérience, peut expliquer son succès séculaire.

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Les données récoltées par les lunettes sur le suivi de regard des étudiants et analysées par Andrea Mazzei nous ont permis d’explorer ces deux processus au niveau du geste attentionnel lui-même.

Notre première découverte fut que les saccades oculaires de lecture du texte du manuel scolaire et celles qui correspondent à la lecture des annotations se distinguent nettement sous la forme de deux « nuages » distincts aux caractéristiques sensorimotrices propres.

Le lecteur alterne entre ces deux régimes de lecture, comme deux temps différents dans sa lecture.

Cette première constatation nous rappelle que « la lecture », au sens d’un comportement unifié bien défini, n’existe pas.

Il y a au contraire une famille de comportements qui extérieurement ressemblent à ce que nous appelons communément « lire », mais qui en fait, lorsqu’on les analyse au niveau du geste attentionnel se révèlent extrêmement différents.

Nous ne « lisons » pas un magazine comme nous « lisons » un roman, un mode d’emploi comme un dictionnaire ou en l’occurrence ici, un manuel de cours et les annotations qui l’entourent.

Dans chacun de ces cas, nos yeux font des danses bien différentes.

Parler de cette famille de mouvements comme d’un seul et même comportement est aussi simplificateur que d’assimiler tous les sports olympiques à une seule et même catégorie : « des gens qui s’agitent ».

Nos lunettes ont donc révélé que les yeux de nos étudiants dansaient en sautant de la lecture continue à la consultation des annotations et vice-versa.

Nous pouvons interpréter ces sauts entre régimes soit comme le signe d’une stratégie de lecture plus ou moins consciente, soit plus passivement comme le résultat de forces attractives qui sculptent le regard du lecteur.

Sur les données que nous avons récoltées, les chances de saut du texte à l’annotation dépendent fortement de la distance du regard du lecteur à cette dernière, mais aussi de sa taille et des niveaux de contraste.

Si nous voulions tenter une modélisation de ce processus simplement à partir des données recueillies, nous dirions qu’il existe comme une « force gravitationnelle » qui attire le regard du lecteur vers l’annotation, force d’autant plus grande que l’annotation est volumineuse et contrastée.

Quand l’annotation rentre dans le champ de vision périphérique du lecteur, elle capture son attention et le fait basculer momentanément dans un autre régime de lecture.

Nous avons aussi pu confirmer, à ce niveau d’analyse, l’effet bénéfique des annotations.

Le temps passé sur les annotations et les mouvements oculaires rapides sur l’ensemble du texte sont, de manière statistiquement significative, des prédicteurs d’apprentissage.

Si ces résultats ont une certaine généralité, il serait donc peut-être possible de prédire l’apprentissage d’un étudiant lisant un texte, simplement en analysant les motifs de son regard, sans même se soucier de ce qui peut bien se passer dans sa tête de lecteur.

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Les dispositifs de capture de l’attention ouvrent des voies nouvelles, mais laissent aussi toujours un sentiment d’insatisfaction.

Grâce aux lunettes qui permettent de suivre le regard, nous pouvons resserrer notre analyse sur le rôle des annotations en allant capturer ses traces dans les gestes attentionnels de la lecture.

Pour autant, dans le processus cognitif à l’œuvre lorsque nous annotons ou lorsque nous lisons des annotations se cache probablement encore un « entre-deux » que nos appareils de mesure ne peuvent pas mesurer.

Le moment crucial n’est-il pas celui où nous interrompons notre lecture en levant, ne serait-ce que pour quelques instants, les yeux de la page pour marquer une courte pause ? Intuitivement, c’est dans cette interruption du flux sensorimoteur que nous cessons de « lire » pour commencer à « lier ».

Les mots juste lus en évoquent d’autres.

Les images s’associent.

Nous nous rappelons un souvenir ou nous tentons d’imaginer une scène.

L’espace d’un instant, nous ne sommes plus dans le texte, nous sommes « au-dessus ».

Il n’est pas impossible qu’un des plaisirs premiers de la lecture se situe dans cet entre-deux, dans ce moment indécis où nous hésitons à revenir dans le flux ou à prolonger encore quelques instants la rêverie ou les réflexions qu’il a provoquées.

C’est à ce moment précis que certains d’entre nous ressentent l’impérieux besoin de surligner, d’annoter, de commenter, peut-être pour garder trace de cet état que nous savons éphémère.

Nous pressentons que de revenir dans le texte pourrait partiellement nous faire oublier, comme le réveil chasse le rêve de la nuit.

C’est aussi probablement dans cet état de suspension que nous revenons quand nous relisons une ancienne annotation ou un commentaire écrit par un autre.

La note ne nous conduit pas immédiatement à nous replonger dans le flux de la lecture, elle nous place au contraire de nouveau dans cet « entre-deux ».

Inversement, en l’absence de notes pour nous arrêter, il nous arrive de lire machinalement, pris par la mécanique du texte.

Nos yeux entrent dans une routine de lecture.

Nous pouvons lire, comme nous marchons, sans y penser.

Il nous faut la note, comme l’imprévu au coin d’une rue, pour nous remettre en contexte.

Ainsi, le cercle vertueux de l’annotation pourrait s’expliquer par un processus unique – cet état de suspension – à l’œuvre à la fois avant quand nous annotons et quand nous lisons une annotation.

Ce moment où nous cessons de lire pour lier est d’ailleurs peut-être là où les multiples activités maladroitement regroupées sous le terme de « lecture » se rejoignent.

Quand nous lisons un roman, un magazine ou un dictionnaire, nos yeux effectuent des danses très différentes, mais quand nous levons les yeux de la page nous retrouvons cet « entre-deux » commun à toutes les lectures.

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L’enjeu de la lecture numérique n’est pas tant celui des écrans.

Certaines études ont tenté de comparer la lecture papier et la lecture sur écran en terme de fatigue visuelle.

Ces études sont vite obsolètes, car les technologies changent rapidement.

Certains effets identifiés sur les écrans cathodiques sont évidemment extrêmement différents sur les écrans à cristaux liquides.

Lisibilité et fatigue peuvent grandement varier selon la mise en page, les éléments typographiques, ou le contenu particulier du document présenté.

Identifier un effet à un média particulier est, me semble-t-il, une fausse route.

La lecture numérique tend à être multiforme et multiécrans.

Aujourd’hui, un livre peut se commencer sur un téléphone et se continuer sur un écran d’ordinateur ou de tablette.

La lecture papier est elle-même intégrée dans ce nouvel écosystème.

Il est courant que je lise les deux tiers d’un livre sous format papier, le plus souvent chez moi, et le reste sur des interfaces de lecture numérique dans les transports en commun.

C’est précisément cette nouvelle nature multiforme du livre qui marque le plus grand changement par rapport au livre traditionnel.

Le livre tend à devenir un simple contenu textuel standardisé et accessible sous de multiples formes, c’est-à-dire sans forme propre.

La numérisation, y compris celle massive entamée par Google et de grandes institutions patrimoniales, est en fait souvent une extraction de contenu selon des processus standardisés.

Dans ce processus, le savoir-faire typographique ou de maquettage est le plus souvent ignoré.

Il s’agit, comme dans tout projet encyclopédique, d’enlever les « carapaces » et les « particularismes » des objets physiques pour les décrire de manière normalisée et systématique.

Le livre ainsi transformé en une ressource standard peut facilement circuler et s’instancier sous de multiples formes physiques, car il n’est lui-même plus que de l’information.

L’annotation est évidemment prise dans ce processus de standardisation.

Je peux aujourd’hui annoter un passage d’un livre que je lis sur mon téléphone portable et retrouver immédiatement cette note sur toutes autres instances numériques de mon livre ou sur une nouvelle version que j’imprimerais.

Même si la flexibilité d’annotation n’est pas aussi grande que sur un livre papier, cette nouvelle ubiquité de nos notes et de nos surlignages leur donne une valeur immédiate supplémentaire.

Je suis d’autant plus motivé pour annoter que je sais à présent que mes annotations me suivent partout.

Le partage de notes est également simplifié.

Je peux, si je le souhaite, voir les passages les plus souvent soulignés dans un livre et bénéficier ainsi des prélectures de milliers d’autres lecteurs.

Tout se passe comme si le cercle vertueux de l’annotation se perpétuait et même gagnait en puissance dans le monde numérique.

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Pour les auteurs, cette nouvelle circulation des annotations et plus généralement de statistiques de lecture ouvre des perspectives nouvelles.

J’ai moi-même pu faire, il y a quelques années, une première expérience dans ce domaine à l’occasion de la sortie de mon livre « La métamorphose des objets ».

Le livre était associé à un système permettant de partager des commentaires associés à une page ou un passage particulier.

Le lecteur du livre papier ou de sa version pour ordinateur, téléphone ou tablette pouvait ainsi poser une question, noter une remarque ou laisser un commentaire sur chaque page de l’ouvrage.

Certains chapitres furent très commentés, d’autres, pas du tout.

Souvent, des échanges commencèrent à propos d’un point de désaccord ou d’un élément à éclaircir.

Je m’impliquais dans ces discussions en essayant de répondre systématiquement aux lecteurs.

Assez rapidement, le contenu textuel de ces conversations représenta quantitativement une portion importante comparée au livre lui-même.

Le livre n’était ici qu’une amorce linéaire à de multiples conversations parallèles.

Quand la première édition du livre fut épuisée, l’éditeur me proposa d’en faire une seconde.

Fort de la riche conversation que le livre avait suscitée, je décidai de changer profondément non seulement le contenu, mais surtout la structure du livre.

Alors que dans la première version du livre, les chapitres se succédaient dans une apparente continuité, les traces des lecteurs m’avaient fait prendre conscience que le livre s’organisait en fait en trois parties véritablement distinctes à la fois conceptuellement et stylistiquement.

Cette seconde édition fut véritablement un nouveau livre.

Aujourd’hui, les pratiques d’annotations restent le plus souvent privées et secrètes.

Avec la lecture numérique, les annotations deviennent des éléments standardisés qui peuvent facilement circuler et s’agréger pour former des conversations.

Ce bouleversement est susceptible non seulement de changer notre manière de lire, mais aussi de progressivement modifier la manière dont les auteurs écrivent.

Il s’agit pour eux de se demander comment écrire quand – pour la première fois – on peut savoir comment on est lu ? Mais aussi quoi écrire quand la lecture devient sociale, quand chaque livre est potentiellement le début d’une conversation susceptible de prendre plus d’ampleur que le livre lui-même, quand une édition particulière n’est qu’une phase transitoire dans une trajectoire plus longue ?

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Si le numérique amplifie le cercle vertueux de l’annotation, il le transforme aussi de manière profonde.

Certes, mes annotations numériques se retrouvent sur tous les livres numériques que j’ai achetés, mais en même temps elles ne m’appartiennent plus.

Les annotations qui enrichissent les livres sont aujourd’hui gérées par les plateformes de distribution.

Si je change de plateforme, j’aurai du mal à récupérer non seulement mes livres, mais surtout tous les enrichissements que je leur ai adjoints.

Le cercle vertueux de l’annotation se développe dans une situation de complète dépendance à des infrastructures techniques et économiques dont la pérennité n’est pas acquise.

Et même si j’ai confiance dans le fait que les grands distributeurs de livres numériques résisteront au temps qui passe, les modèles qu’ils proposent aujourd’hui sont centrés sur l’idée que les livres que j’achète et les annotations que je produis sont associés à mon profil d’une manière non transmissible.

Le paradoxe de cette évolution technologique est que mon grand-père ne pourrait pas aujourd’hui me donner sa bibliothèque numérique annotée.

Il nous faut lutter pour cette situation change.

Nos annotations numériques doivent nous appartenir.

Nous souhaitons pouvoir les sauvegarder, les importer, les transmettre en toute liberté, indépendamment des plateformes que nous choisirons pour lire nos livres.

En pratique, nous devrions pouvoir les partager avec une personne ou un groupe selon des modalités que nous pourrions choisir, ou les garder privées et confidentielles, si nous souhaitons en profiter pour notre seul usage.

Prendre conscience de l'utilité des annotations pour la lecture devrait nous faire réaliser l'importance d'en encadrer l’usage et la circulation.

Au moment même où la lecture devient massivement sociale, le futur du cercle vertueux de l’annotation est incertain.

Au-delà des plaisirs immédiats de l’annotation partagée, espérons que nous saurons aussi jauger l’importance du temps long dans la transmission de tous ces marginalia qui constituent, parfois des siècles plus tard, la principale valeur d’un document.

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