Roger Chartier

Pouvoirs de l’écrit et manières de lire

Dans le prologue de l’édition de 1502 de la Tragi-comédie de Calixte et Mélibée, mieux connue sous le titre de -Celestina, Fernando de Rojas assigne les diverses interprétations de l’œuvre à la diversité des âges et des humeurs de ses auditeurs : « Les uns en font un conte pour le voyage.

Les autres piquent bons mots et proverbes connus, et, mettant attention à les bien louer, négligent ce qui leur conviendrait et leur serait plus utile.

Mais ceux pour qui tout est plaisir véritable rejettent l’anecdote bonne à conter, en retiennent la somme pour leur profit, rient aux propos plaisants et gardent en mémoire les sentences et maximes des philosophes pour les appliquer, au bon moment, à leurs actes et desseins.

Aussi, que dix personnes viennent à se réunir pour entendre cette comédie, en lesquelles il y a tant d’humeurs différentes comme il arrive toujours, niera-t-on qu’il n’y ait motifs de discussions sur des matières qui peuvent se comprendre de si nombreuses façons ? ».

Près de cinq siècles plus tard, Borges attribue pareillement aux mutations des façons de lire les variations du sens des œuvres : « La littérature est chose inépuisable, pour la raison suffisante et simple qu’un seul livre l’est.

Le livre n’est pas une entité close : c’est une relation, c’est un centre d’innombrables relations.

Une littérature diffère d’une autre, postérieure ou antérieure à elle, moins par le texte que par la façon dont elle est lue ».

Avec de telles autorités, il n’est guère besoin de justifier plus avant les raisons qui ont inspiré cette superbe exposition vouée à repérer « le lecteur à l’œuvre », c’est-à-dire lorsque s’opère la rencontre entre le monde du texte, qui est toujours un monde d’objets écrits ou de paroles lectrices ou déclamatrices, et un horizon d’attente, modelé par les conventions, les habitudes ou les expériences passées.

Mais saisir l’acte de lecture n’est pas chose aisée.

Toutes les perspectives critiques qui l’ont placé au cœur de leur démarche, de l’esthétique de la réception à la « reader response theory », ont toujours oscillé entre la mise en évidence de catégories ou de stratégies partagées par tous les lecteurs et lectrices appartenant à une même communauté d’interprétation, au risque de manquer l’originalité de chaque appropriation, et la fascination pour l’infinie diversité des interprétations et des usages des textes, au risque de tomber dans la collecte, elle-même infinie, des singularités.

Comment transformer une telle tension en instrument de compréhension ?

D’abord, en considérant la gamme très large de ce que, à chaque époque, lisent les lecteurs.

La lecture n’est pas seulement lecture de livres, et moins encore uniquement lecture d’œuvres consacrées par le canon littéraire ou philosophique.

L’invention de l’imprimerie a certainement permis la dissémination des textes à une échelle inconnue au temps du manuscrit.

Le constat ne fait pas débat.

Avec l’invention de Gutenberg, plus de textes sont mis en circulation et chaque lecteur est à même d’en rencontrer un plus grand nombre.

Mais quels sont ces textes dont la présence est démultipliée par l’imprimerie ? Des livres, bien sûr, mais, comme l’a montré D. F. McKenzie, leur impression constitue une part souvent minoritaire, voire très minoritaire de l’activité des ateliers typographiques entre XVe et XVIIIe siècle.

L’essentiel de leur production consiste en libelles, pamphlets, pétitions, affiches, formulaires, billets, quittances, certificats, et bien d’autres « travaux de ville » qui assurent le plus clair des revenus des entreprises.

L’imprimerie offre ainsi à la lecture des objets inconnus ou marginaux à l’âge du manuscrit.

Dans les villes de la première modernité, l’écrit s’empare des murs, se donne à lire dans les espaces publics, transforme les pratiques administratives et commerciales.

De là, la nécessité de déplacer l’attention sur le manuscrit à l’âge de l’imprimé.

Après les travaux consacrés à la publication manuscrite en Angleterre, en Espagne, et en France, il n’est personne aujourd’hui pour soutenir que « ceci » (la presse à imprimer) a tué « cela » (le manuscrit).

Multiples sont les genres (anthologies poétiques, libelles politiques, instructions nobiliaires, nouvelles à la main, textes libertins et hétérodoxes, partitions musicales, etc.) qui furent très souvent lus dans des copies manuscrites, et non pas des ouvrages imprimés.

Les raisons en sont nombreuses : le moindre coût, la volonté de déjouer la censure, le désir d’une circulation restreinte, ou encore, la malléabilité de la forme manuscrite, qui permet additions et révisions.

L’imprimerie, du moins dans les quatre premiers siècles de son existence, n’a fait disparaître ni la communication ni la publication manuscrites.

Plus encore, elle a invité à de nouveaux usages de l’écriture à la main comme l’atteste un premier inventaire des objets qui incitent leurs acheteurs à couvrir de leur écriture les espaces que l’impression a laissés en blanc.

Il en va ainsi des pages vierges interfoliées dans les almanachs, des espaces en attente d’écriture dans les formulaires ou des larges marges et interlignes des ouvrages destinés à accueillir les annotations du lecteur.

Il serait aisé de multiplier les exemples de ces objets imprimés dont la raison d’être est de susciter et préserver l’écriture manuscrite : ainsi, les éditions des classiques latins utilisées dans les collèges du XVIe siècle, les chartes de mariage, en usage dans certains diocèses de la France méridionale au XVIIe siècle, ou, au siècle suivant et en Italie, les premiers agendas dans lesquels chaque jour est divisé en ses différents moments.

Les proximités entre écritures manuscrites et textes imprimés ne sont pas limitées aux seuls objets qui, explicitement, les organisent.

Les lecteurs du passé, en particulier les lecteurs lettrés, se sont souvent emparés des ouvrages sortis des presses en corrigeant à la plume les erreurs qu’ils y trouvaient et en établissant les index ou les erratas manuscrits qui leur étaient utiles, voire en composant des livres originaux à partir des fragments d’éditions imprimés qu’ils découpaient et collaient.

La standardisation attribuée à l’imprimerie ne doit pas faire oublier tous les processus qui en limitent les effets : les corrections sous presse faites en cours de tirage et qui, du fait de la pluralité des associations possibles entre feuilles corrigées et non corrigées dans les exemplaires d’une même édition (c’est le cas, par exemple, dans la première édition des Essais de Montaigne), multiplient différents états du « même » texte, les « marginalia » manuscrites, qui singularisent l’exemplaire approprié par un lecteur particulier, ou le rassemblement dans un même volume, et par la volonté du lecteur, de divers textes, tant imprimés que manuscrits, réunis dans un assemblage tout à fait singulier dans une même reliure.

Les spectaculaires exemples d’annotations manuscrites présentés dans cette exposition – celles de Montaigne dans son histoire d’Alexandre de Quinte-Curce ou de Leibniz dans son édition des Principia de Newton – peuvent conduire à faire retour sur l’historicité de la pratique.

À la Renaissance, annoter un livre avec soulignement, des rubriques marginales, des références croisées est l’un des gestes imposés par la technique des lieux communs.

Ainsi repérés et désignés, les passages qui importent sont ensuite copiés et distribués entre les rubriques thématiques d’un cahier ou livre de lieux communs.

Procurant des faits attestés par les Anciens ou les contemporains, des modèles de style et d’argumentation ou des sentences, qui sont autant de vérités universelles, donc « sublimes » pour reprendre le mot de Francis Goyet, ces lieux communs peuvent nourrir les discours de celui qui les a rassemblés.

Les imprimeurs s’emparent de la technique en publiant des cahiers en blanc où seuls sont imprimés les titres des rubriques ou bien en proposant des anthologies où sont déjà compilées et organisées les citations ou paraphrases dont les lecteurs pourraient avoir besoin.

La pratique s’empare de tous les genres et aura une longue vie.

Au XVIIe siècle, elle transforme les répliques du théâtre en maximes générales.

En rassemblant trente-sept pièces, le Folio de 1623 inaugure la canonisation de Shakespeare.

Mais c’est dès 1600 que des citations de ses poèmes, le Viol de Lucrèce et Vénus et Adonis, et de cinq de ses pièces apparaissent dans des recueils de lieux communs, entièrement composés à partir d’auteurs qui ont écrit et écrivent en anglais, et non en latin : d’une part, le Belvedere, or The Garden of the Muses, d’autre part, England’s Parnassus.

En 1751 et 1755, c’est Richardson lui-même qui compile dans ses romans des aphorismes, sentiments, réflexions et observations qui constituent, rangés sous des rubriques données en ordre alphabétique, des exemples « digested under proper heads », ce qui est reprendre le lexique ancien, médiéval et renaissant, biblique et humaniste, qui décrit la lecture comme une « ruminatio » et « digestio ».

En ce sens, Montaigne qui ne tient pas de « gardoires » ou cahiers de lieux communs, qui copie directement dans ses Essais des extraits (parfois longs) d’autres livres et qui, comme on le voit ici, écrit dans le livre lui-même « l’idée générale » qu’il en a retenu n’est pas un praticien exemplaire de la technique intellectuelle de son temps.

Inversement, les lecteurs du XVIIIe siècle ne sont pas tous des Richardson.

Leurs annotations marginales se sont libérées des obligations des lieux communs et utilisent les blancs de la composition pour manifester leur réaction face au livre, se l'approprier tant dans son existence matérielle d’objet acheté, offert, reçu, dont les pérégrinations sont rappelées sur la page de titre, que dans son texte lui-même, qui suscite émotions, souvenirs, et désirs.

Les « marginalia », qui sont une manne pour les historiens de la lecture comme pour ceux des œuvres, ont donc une réalité morphologique de longue durée puisque dans le manuscrit médiéval comme dans le livre imprimé d’aujourd’hui, elles doivent trouver leur place dans un objet qui, sauf exception, ne les attend pas.

Mais ces annotations ont aussi une histoire et, dans leur singularité, elles s’inscrivent dans des pratiques intellectuelles ou des sensibilités qui ne sont pas des invariants.

Imprimé ou manuscrit, l’écrit a été durablement investi d’une puissance crainte et désirée.

Le fondement d’une telle ambivalence se lit dans le texte biblique, avec la double mention du livre mangé tel qu’il apparaît dans Ezéchiel III, 3 (« Et le Seigneur me dit : Fils de l’Homme, votre ventre se nourrira de ce livre que je vous donne, et vos entrailles en seront remplies.

Je mangeai ce livre, il devint doux à ma bouche comme le miel ») et, en écho, dans l’Apocalypse de Jean, X, 10 (« Je pris le livre de la main de l’ange et le dévorai, et il était dans ma bouche doux comme du miel ; mais après que je l’avais avalé, il me causa de l’amertume dans le ventre »).

Le Livre donné par Dieu est amer, comme l’est la connaissance du péché, et doux, comme l’est la promesse de la rédemption.

La Bible, qui contient ce livre de la Révélation, est elle-même un livre puissant, qui protège et conjure, détourne les malheurs, éloigne les maléfices.

Dans toute la Chrétienté, même luthérienne, elle fut l’objet d’usages propitiatoires et protecteurs qui ne supposaient pas nécessairement la lecture de son texte, mais exigeaient sa présence matérielle au plus près des corps.

Dans toute la Chrétienté, également, le livre de magie s’est trouvé investi par cette charge de sacralité, qui donne savoir et pouvoir à celui qui le lit, mais qui, du même coup, l’asservit.

Une telle capture fut énoncée dans deux langages : d’abord, celui de la possession diabolique, ensuite, celui de la folie provoquée par l’excès de lecture.

Le danger du livre de magie est prompt à s’étendre à tout livre et à toute lecture, quelle qu’elle soit, dans la mesure où lire absorbe le lecteur, l’éloigne des autres, l’enferme dans un monde de chimères.

La seule défense pour qui veut rester maître du pouvoir des livres sans succomber à leur puissance est de les faire siens en les copiant.

L’écrit est ainsi l’instrument de pouvoirs redoutables et redoutés.

Caliban le sait, qui pense que la puissance de Prospero sera détruite si ses livres sont saisis et brûlés : « Burn but his books ».

Mais les livres de Prospero ne sont en fait qu’un seul livre : celui qui lui permet de soumettre à ses volontés la Nature et les êtres.

Ce pouvoir démiurgique est une terrible menace pour qui l’exerce, et copier ne suffit pas toujours à conjurer le péril.

Le livre doit disparaître, noyé au fond des eaux : « Et plus profond que jamais n’est descendue la sonde, / Je noierai mon livre [ I’ll drown my book ] ».

Trois siècles plus tard, c’est dans d’autres profondeurs, celles des magasins de la bibliothèque, que dut être enseveli un livre qui, pour être de sable, n’en était pas moins inquiétant.

Au XVIIIe siècle, les corps eux-mêmes indiquent, pour le pire ou parfois le meilleur, les pouvoirs du livre et les dangers ou les bienfaits de la lecture.

Le discours se médicalise, construisant une pathologie de l’excès de lecture considéré comme une maladie individuelle ou une épidémie collective.

La lecture sans contrôle est tenue pour dangereuse parce qu’elle associe l’immobilité du corps et l’excitation de l’imagination.

Elle entraîne, de ce fait, les pires maux : l’engorgement de l’estomac et des intestins, le dérangement des nerfs, l’épuisement du corps.

Comme l’indique le docteur Tissot, les professionnels de la lecture, à savoir les hommes de lettres, sont les plus exposés à de tels dérèglements, sources de la maladie qui est par excellence la leur : l’hypocondrie.

Par ailleurs, l’exercice solitaire de la lecture conduit à un dévoiement de l’imagination, au refus de la réalité, à la préférence donnée à la chimère.

De là, la proximité entre l’excès de lecture et les plaisirs solitaires.

Les deux pratiques entraînent les mêmes symptômes : la pâleur, l’inquiétude, la prostration.

Le danger est maximal quand la lecture est lecture d’un roman et le lecteur une lectrice retirée dans la solitude.

La lecture est désormais pensée à partir de ses effets corporels et cette somatisation d’une pratique, dont les dangers étaient traditionnellement désignés à l’aide de catégories philosophiques ou morales, comme dans le néo-platonisme de la Renaissance, est peut-être le premier signe d’une forte mutation des comportements et des représentations.

Mais le corps peut aussi révéler l’émotion la plus sincère, celle produite par l’identification à un texte qui procure une connaissance pragmatique des choses et des êtres et fait intérioriser, dans l’évidence du sentiment, le partage entre le bien et le mal.

C’est un tel bouleversement des sens que produit, pour Diderot, la lecture de Richardson.

Il décrit ainsi son émoi à la lecture du récit de l’enterrement de Clarissa dans une lettre à Sophie Volland du 17 septembre 1761 : « Seulement encore mes yeux se remplirent de larmes ; je ne pouvais plus lire ; je me levai et me mis à me désoler, à apostropher le frère, la sœur, le père, la mère et les oncles, et à parler tout haut, au grand étonnement de Damilaville qui n’entendait rien ni à mon transport ni à mes discours, et qui me demandait à qui j’en avais ».

Quelques mois plus tard, dans l’Éloge de Richardson qu’il rédige pour le Journal étranger, c’est à Damilaville qu’il attribue les réactions qui avaient été les siennes : « J’étais avec un ami, lorsqu’on me remit l’enterrement et le testament de Clarisse, deux morceaux que le traducteur français a supprimés, sans qu’on sache trop pourquoi.

Cet ami est un des hommes les plus sensibles que je connaisse et un des plus ardents fanatiques de Richardson : peu s’en faut qu’il ne le soit autant que moi.

Le voilà qui s’empare des cahiers, qui se retire dans un coin et qui lit.

Je l’examinais : d’abord je vois couler des pleurs, bientôt il s’interrompt, il sanglote ; tout à coup il se lève, il marche sans savoir où il va, il pousse des cris comme un homme désolé et il adresse les reproches les plus amers à toute la famille des Harloves ».

Des mouvements du corps et de l’âme toujours plus violents scandent l’irrépressible bouleversement qui envahit le lecteur, les pleurs, les sanglots, l’agitation, les cris et, finalement, les imprécations, manifestant ainsi, selon la belle formule de Jean Starobinski, que « l’énergie dont le roman est la source peut être intégralement reversée sur la vie réelle ».

Le constat de la force puissante et inquiétante du livre conduit à replacer le livre imprimé dans une plus longue durée.

Le livre, notre livre, fait de feuillets et de pages, n’apparaît pas avec l’imprimerie.

Il ne faut donc pas attribuer à la presse et aux caractères mobiles des innovations textuelles (index, tables, concordances, foliotation, pagination) ou des usages qui ont accompagné, plus de dix siècles auparavant, l’invention qui les rendit possibles : celle du codex.

En substituant au rouleau une forme nouvelle de livre, cette première révolution a permis des gestes qui étaient tout à fait impossibles auparavant : par exemple, feuilleter le livre, repérer aisément un passage, confectionner et utiliser un index, écrire en lisant.

C’est entre le IIe et le IVe siècle que s’impose la nouvelle forme de livre dont héritera l’imprimerie et que se constitue le socle de la sédimentation historique de très longue durée qui, jusqu’à la révolution digitale, définissait tout ensemble l’ordre des discours et celui des livres.

C’est un tel ordre des discours que met en question la textualité électronique.

En effet, c’est le même support, en l’occurrence l’écran de l’ordinateur, qui fait apparaître face au lecteur les différents types de textes qui, dans le monde de la culture manuscrite et a fortiori de la culture imprimée, étaient distribués entre des objets distincts.

Tous les textes, quels qu’ils soient, sont produits ou reçus sur un même support et dans des formes très semblables, généralement décidées par le lecteur lui-même.

Est ainsi créée une continuité textuelle qui ne différencie plus les genres à partir de leur inscription matérielle.

De ce fait, c’est la perception des œuvres comme œuvres qui devient plus difficile.

La lecture face à l’écran est généralement une lecture discontinue, qui cherche à partir de mots-clefs ou de rubriques thématiques le fragment dont elle veut se saisir : un article dans un périodique électronique, un passage dans un livre, une information dans un site, et ce, sans que nécessairement doive être connue, dans son identité et sa cohérence propres, la totalité textuelle dont ce fragment est extrait.

Le monde digital est un monde de fragments décontextualisés, juxtaposés, indéfiniment recomposables, sans que soit nécessaire ou désirée la compréhension de la relation qui les inscrit dans l’œuvre dont ils ont été extraits.

On objectera qu’il en a toujours été ainsi dans la culture écrite, largement et durablement construite à partir de recueils d’extraits, d’anthologies de lieux communs (au sens noble de la Renaissance), de morceaux choisis.

Certes. Mais, dans la culture de l’imprimé, le démembrement des écrits est accompagné de son contraire : leur circulation dans des formes qui respectent leur intégrité et qui, parfois, les rassemblent dans des « œuvres », complètes ou non.

De plus, dans le livre lui-même les fragments sont nécessairement, matériellement, rapportés à une totalité textuelle, reconnaissable comme telle.

Le monde numérique est porteur d’une séduisante promesse, offerte par la capacité de la nouvelle technique à inventer des formes d’écriture originales, libérées des contraintes imposées, à la fois, par la morphologie du codex et par le régime juridique du copyright.

Cette écriture polyphonique et palimpseste, ouverte et malléable, infinie et mouvante, bouscule les catégories qui, depuis le XVIIIe siècle, fondent la propriété littéraire et guident nos manières de lire.

C’est en ce sens que la promesse est aussi défi, particulièrement aigu pour les plus jeunes générations de lecteurs qui (au moins dans les milieux suffisamment aisés et dans les pays les plus développés) sont entrés dans la culture écrite face à l’écran de l’ordinateur.

Dans leur cas, une pratique de lecture très immédiatement et très spontanément habituée à la fragmentation des textes, quels qu’ils soient, heurte de front les catégories forgées à partir du XVIIIe siècle pour définir les œuvres à partir de la singularité et de l’originalité d’une écriture, possible objet d’une propriété intellectuelle et reconnaissable par chacun des lecteurs.

L’enjeu n’est pas mince.

Il peut conduire soit à la possible introduction dans la textualité digitale de dispositifs capables de perpétuer les critères classiques de définition et perception des œuvres, soit à l’abandon de ces critères au profit d’une nouvelle manière de produire, percevoir et penser l’écrit, tenu pour un discours continu dans lequel le lecteur découpe et recompose les textes en toute liberté.

L’histoire ne donne pas la réponse.

La seule compétence des historiens, piètres prophètes de l’avenir, est de rappeler que, dans la longue durée de la culture écrite, chaque mutation (l’apparition du codex, l’invention de l’imprimerie, les révolutions de la lecture) a toujours produit une coexistence originale entre les gestes du passé et les nouvelles techniques.

C’est une telle réorganisation de la culture écrite que la révolution numérique impose et il est loisible de supposer que, comme dans le passé, les écrits se redistribueront entre les supports anciens et nouveaux qui permettent de les inscrire, de les publier et de les transmettre.

Demeure, toutefois, la dissociation, voire la contradiction entre les catégories qui ont constitué un ordre du discours fondé sur le nom d’auteur, l’identité des œuvres et la propriété intellectuelle, et, d’autre part, la radicale mise en question de ces notions par les lecteurs à l’œuvre devant leurs écrans.

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